“Dernière sommation”, c’est le nom du premier roman de David Dufresne, paru aux éditions Grasset. Par la fiction, le journaliste nous parle du mouvement des Gilets jaunes, de la détresse humaine et d’une guerre sociale, qui fait rage dans le pays. Un ouvrage qui sonne comme un avertissement face aux dérives autoritaires du maintien de l’ordre et aux éditorialistes compromis. Entre mensonges et raison d’État.

Les références à 1789 sont omniprésentes dans le soulèvement des Gilets Jaunes. “L’avantage de 1789, c’est que c’est une victoire” sourit David Dufresne. La victoire, ils et elles sont nombreux·euses à l’espérer en ce mois de décembre 2018. À l’aube, samedi après samedi, des milliers d’hommes et de femmes prennent le chemin des Champs-Élysées et de la place de l’Étoile, ce “premier sens giratoire de France”.

L’espace public se prend, il se laisse, se gagne et se perd. Pavés et tirs de mortier précédent la “prise” de l’Arc de Triomphe, tandis que les forces de police reculent, dépassées devant cette foule. Sous le regard des caméras du monde entier, le choc est total. Jusqu’à ce défi peint sur les murs du monument en majuscules jaunes  : “LES GILETS JAUNES TRIOMPHERONT.” C’est dans ce contexte, entre réalité et fiction que prend place “Dernière sommation”.

David Dufresne
David Dufresne, journaliste et auteur du livre “dernière sommation”. Photographie : Patrice Normand / créative commons

Dans la salle de commandement de la Préfecture de Police, les micros sont muets. Le vieux Dhomme, un des personnages du roman, qui commande la célèbre Direction de l’ordre public et de la circulation, ne sait plus quoi faire. Paris brûle, littéralement. Place Beauvau, au ministère de l’intérieur, un ministre tweete et tangue. Dans le roman comme dans la réalité, 15 000 grenades lacrymogènes sont utilisées pendant la journée, 1 100 munitions tirées avec les LBD.

Le souvenir de la mort de Malik Oussekine en 1986, limite symbolique de l’action policière, vit ses derniers instants.Pour la police humiliée l’affront est énorme. Leur stratégie, sur laquelle avait déjà travaillé David Dufresne, est à terre. En quelques jours, ce sont plusieurs années de doctrine de maintien de l’ordre qui vont être revues avec un changement profond de stratégie.

“Sur la place abandonnée, matraques et crânes brisés”

Un front, deux camps et un affrontement omniprésent à travers les réseaux sociaux et les médias. “La machine médiatique fait parti de la co-construction de la réalité” assène David Dufresne. Les images s’invitent dans la mêlée d’un espace public noyé de barricades et de blessures. Les idées sont à l’épreuve des balles de défense. Le peuple se soulève. Dans le Paris de l’insurrection, Etienne Dardel, personnage principal du roman de David Dufresne, assiste aux mobilisations qui se succèdent, acte après acte.

Les Gilets Jaunes ont investi le champs social depusi le 17 novembre 2018.
Un Gilet Jaune se photographie devant une barricade en flamme sur les Champs-Élysées le 16 mars 2018 Photographie : Sylvain Lefeuvre pour Radio Parleur.

Comme David Dufresne, Dardel est journaliste indépendant. Incarnation romancée de son créateur, il est passé successivement par le magazine Actuel, puis par Libération et par Mediapart. Après plusieurs années d’exil au Canada, il décide de rendre visibles les violences policières, d’alerter sur les dérives illégales du maintien de l’ordre, les entraves à la liberté de la presse, les motifs de GAV aléatoires, les joues éclatées et yeux éborgnés. Sur le réseau Twitter, ce vieux routard de l’internet va alors lancer – à l’image de son alter-ego bien réel – le désormais fameux “Allô @Place_Beauvau, c’est pour un signalement…”

Des pavés parisiens aux ronds-points du Tarn, Dardel va croiser les chemins de Vicky, militante anticapitaliste, qui tombe devant les marches de l’Assemblée Nationale, la main arrachée par une grenade. Il parlera à sa mère, une ancienne socialiste désormais attirée par les sirènes du Rassemblement National, et revêtue du gilet fluo. Sans oublier Frédéric Dhomme, directeur de la DOPC (Direction de l’ordre public et de la circulation), un flic légaliste, usé et fatigué, partisan du service d’ordre à l’ancienne.

Sur le même thème : écoutez la rencontre de David Dufresne avec des participant.e.s à nos ateliers d’éducation populaire lors festival international de journalisme de Couthures-sur-Garonne 2019.

Des deux Maurice qui ont servi la Préfecture, Dhomme préfère le Grimmaud plutôt que le Papon. Contrairement à son vis à vis Andras, “Sarko boy” et compagnon de route. Un syndicaliste policier comme on en fait sur les plateaux télés. Cinq personnages sur fond de président assiégé, de policiers en roue libre et de street medics déterminés. Autant de clefs pour comprendre la “guerre sociale” qui se joue actuellement en France. Et l’un de ses champs de bataille, l’espace public.

“Quand on a que les murs” Photographie : Sylvain Lefeuvre pour Radio Parleur.

“Liberté Égalité Brasier”

Dernière sommation livre des images sombres et une réalité crue, décrite avec beaucoup de justesse. “Il ne faut pas avoir peur des mots”, explique l’écrivain. Car pour celui-ci, c’est bien d’une “guerre sociale” dont il s’agit, et elle peut mener “au meilleure comme au pire”. Et de pointer tour à tour les chiffres, qui montrent l’accroissement des inégalités et le rétrécissement des libertés publiques. “Derrière la forme d’une société confortable, il y a une détresse humaine terrible”, détaille David Dufresne “des enfants qui ne mangent pas, des écoles surchargées, des urgences en état d’urgence… tout est catastrophique.” Une réalité sourde, profonde, une détresse sociale qui s’exprime dans le livre par la voix de Jacline Mouraud, militante Gilets Jaunes devenu égérie d’un parti éphémère. Elle s’exprime dans une vidéo de 4 minutes et 37 secondes titrée Qu’est-ce que vous faites du pognon des français ?. Un document dont l’auteur livre la retranscription intégrale. David Dufresne pointe ici l’évidence : “il y a un pouvoir économique et un pouvoir politique. Si ces deux pouvoirs qui sont alliés ne font rien, c’est bien qu’ils mènent une guerre. Une guerre sociale.”

Alors Dufresne interroge. “Dans un pays démocratique où la police utilise des armes de guerre comme la GLI F4 ou le LBD, la question de la légitimité se pose”. Il cite une phrase capitale, prononcée par Emmanuel Macron au mois de mars 2019.“Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit” affirmait alors le président de la République. Lorsqu’il entend ces mots, David Dufresne s’est déjà lancé dans sa série de signalements – 860 au total – à Place Beauvau. Cette phrase “elle m’incite vraiment à continuer” se souvient l’auteur, qui y voit une volonté présidentielle d’empêcher toute dénonciation des violences policières : “Il bascule dans la censure” constate l’auteur. Et de souligner que plusieurs instances internationales, comme l’Organisation des Nations Unies ou le Parlement Européen ont interpellé Emmanuel Macron sur ces violences. Des appels restés lettres mortes : circulez, il n’y a rien à voir. Les violences policières, le silence médiatique et le déni politique. “Nous n’avons pas de regrets” déclarera Laurent Nunez, secrétaire d’État à l’Intérieur. “Mensonges et violences sont les deux signatures des totalitarismes” affirme quant à lui Dardel, persuadé qu’un jour viendra “le temps des regrets de n’avoir pas eu de regrets”.

Les blessé.es défilent à la marche des mutilés le 2 juin à Paris. Photographie : Pierre-Olivier Chaput pour Radio Parleur.
A la marche des mutilés, le 2 juin à Paris, les “gueules cassées” du maintien de l’ordre à la française défilent. Photo Pierre-Olivier Chaput pour Radio Parleur.

Passer par la fiction pour mieux comprendre la réalité

“Je viens de là.” Sur le bureau de Dardel, un petit ampli Marshall jouxte un ordinateur, relique de ses années rock-critic à parcourir les routes angevines avec le groupe rock les Thugs et celles de Seattle avec Nirvana. A l’image de son double romanesque, Dufresne s’est nourri à l’idéologie du punk-rock et du rap. Des années qui les ont forgé tous les deux. Les “Thugs, c’est pour moi la perfection absolue entre un sens de la mélodie fabuleuse et cette énergie noire et punk. Je les ai toujours considéré comme mes grands-frères en terme de droiture” sourit l’auteur.

Il évoque aussi l’un de ses surnoms, “Provoc Man”, lorsqu’il tenait un fanzine dans les années 80. “La provocation, c’est une façon de mettre la réalité à sa place” détaille Dufresne, en citant le dramaturge allemand Bertolt Brecht. Une provocation faite non pas par méchanceté, mais par soucis de vérité et de compréhension. “Parfois on provoque parce qu’on ne comprend pas. Et parce qu’en bougeant les lignes, les choses sortent et tout à coup s’éclairent” glisse l’écrivain, d’un air malicieux. “Quelque part quand je fais mes signalements, c’est une petite forme de provocation.” 

Depuis qu’il a arrêté le journalisme d’actualité, il y a quinze ans, l’auteur est continuellement à la recherche de nouvelle forme, “pour me provoquer moi-même, d’une certaine manière”. Avec ses précédents livres sur Tarnac, New Moon et Brel, Dufresne tournait déjà autour de la fiction, cette fois-ci elle va lui permettre d’aller plus loin dans la réalité. “Les flics dans Libération, à la télévision, dans le Monde… ils ne parlent pas comme des flics. Jamais. Il y a une espèce de retenue, un filtre”.

La fiction, explique-t-il, permet d’enlever ces filtres et d’aller au plus près du vocabulaire et du comportement. Elle autorise aussi la restitution de lieux inaccessibles, comme la salle de commandement de la Préfecture. “C’est une façon de mieux comprendre la réalité”. Une façon aussi de contourner le silence des médias, face aux alertes de l’auteur sur le durcissement du maintien de l’ordre.

Un Gilets Jaunes pendant l'assemblée des assemblées organisées par les Gilets Jaunes de Commercy en janvier 2019. Photographie : June Loper pour Radio Parleur.
Un Gilets Jaunes pendant l’assemblée des assemblées organisées par les Gilets Jaunes de Commercy en janvier 2019. Photographie : June Loper pour Radio Parleur.

Un livre pour panser les plaies et raconter l’aventure humaine

“J’ai eu besoin d’écrire ce livre dans l’urgence, en même temps que je faisais mes signalements. Sinon j’allai imploser. Il fallait que ça sorte”. Ce livre est aussi un moyen de retranscrire la formidable aventure humaine qu’a été le travail du lanceur d’alerte David Dufresne. Lorsque la rigueur froide et objective de l’enquête journalistique laisse place à l’humain. Car on ne devient pas impunément le dépositaire d’un tel sacerdoce sans en être durablement marqué. Au fur et à mesure que s’égrènent les signalements, Dardel comme Dufresne sont devenus les réceptacles d’une violence terrible, d’un paquet de détresses, sociales et physiques.

Sur les écrans d’ordinateur et de téléphone, les blessures se succèdent et les témoignages s’enchaînent. Dardel et Dufresne s’épuisent à visionner encore et encore les images, “pour être sûr, pour bien comprendre l’incompréhensible.” Au risque parfois, de craquer nerveusement. “Je me suis lancé là dedans à corps perdu, il y a eu des moments très rudes. C’est aussi pour ça qu’il y a le roman. Pour donner un peu de sens”, explique l’auteur. L’émotion du livre, c’est la part subjective de toutes ces rencontres. “J’ai été complètement submergé par tout ça. Il y a eu des échanges parfois incroyables avec les victimes ou avec leur famille” confie-t-il. “C’était très lourd à porter.”

“Le récit national dont on nous barbe tout le temps, chacun doit l’écrire” sourit Dufresne en évoquant les graffitis des manifestant·es sur les murs. Avec ce livre, David Dufresne ajoute quelques lettres, crues et magnifiques, malgré le déni politique et le silence des médias, à notre Histoire populaire.

Dernière sommation, de David Dufresne, éd. Grasset 2019, 234 pages.

Extraits sonores :
Suprême NTM – Le monde de demain
Les Thugs – Waiting
Archive INA – Malik Oussekine, 6 décembre 1986

Un entretien réalisé par Tristan Goldbronn – Signalement “Allo place Beauvau” 650 – et Antoine Laurent-Atthalin.

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