Jeudi 9 janvier, sur la fin du parcours de la manifestation interprofessionnelle, un policier tire à bout portant sur un manifestant. Notre enquête permet d’affirmer que ce policier a récidivé quelques minutes plus tard contre une deuxième personne. En réalité, ce jour-là, 26 tirs de LBD sont répertoriés dans la capitale. Lui-même a tiré 11 fois avec son lanceur de balles de défense. Il a été mis en examen ce 28 avril.
Article mis à jour le lundi 14 juin 2021
Membre de la Brav 17 le jour des faits, le policier a été mis en examen le 28 avril pour ces deux tirs de LBD à bout portant sur des manifestants. Défendu par Me Thibault de Montbrial, il avait confirmé à sa hiérarchie qu’il s’agissait d’un tir volontaire en légitime défense, face à un individu « très virulent ». Ce fonctionnaire, gardien de la paix, doit ainsi répondre de « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique avec usage d’une arme ayant entraîné une incapacité totale de travail inférieure à huit jours. » Il est toujours en exercice, et encourt jusqu’à sept ans de prison.
Ancien adjoint de sécurité, policier depuis 2011, ce fonctionnaire de la CSI (Compagnie de sécurisation et d’intervention) est régulièrement intervenu en tant qu’opérateur LBD dans le cadre de manifestations ces dernières années. Déployé à de nombreuses reprises durant le mouvement des Gilets Jaunes, il a la confiance de sa hiérarchie. Il est dépeint par cette dernière comme un policier qui tient sa place avec sang-froid et efficacité.
Un manifestant frappé par un tir de LBD à bout portant
Un palet de grenade lacrymogène tombe au sol et glisse jusqu’à un policier. Celui-ci le repousse d’un coup de pied. Il roule jusqu’à la jambe d’un grand manifestant, qui le renvoie également. Un instant plus tard, cet homme se plie en deux. Il vient de recevoir un tir de LBD à la poitrine, tiré à sept ou huit mètres de distance.
Il est à ce moment un peu plus de 16 heures dans la rue Saint-Lazare à Paris, et la procession de la marche du 9 janvier contre le projet de réforme des retraites s’approche avec difficulté de son terminus. Le cortège a été cisaillé un peu plus tôt par une multitude de charges policières. Plusieurs manifestant·es et journalistes ont été matraqué·es, arrêté·es et blessé·es à cette occasion.
À peine quelques mètres plus loin et à quelques minutes d’écart, Laurent Bigot prenait des images qui ont depuis fait le tour du web et des médias. On y voit un policier frapper des manifestants de sa matraque. Un second prend le relais, balayant de son tonfa toutes les personnes à portée avant que son collègue ne le retienne. Des manifestant·es s’indignent face aux boucliers.
Puis, un autre agent casqué de noir fait irruption entre ses collègues, pointe son LBD et tire à bout portant en direction d’une personne, qui s’effondre. En contrechamp de la vidéo de Laurent Bigot, celle du journaliste Clément Lanot permet d’entendre très distinctement le bruit caractéristique du tir de LBD. Une enquête pour violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique a été ouverte. Le point commun entre ces deux scènes ? C’est le même policier qui tire les deux cartouches de LBD.
Un policier armé d’un LBD à la gâchette facile
Le tireur appartient à la Compagnie de sécurité et d’intervention de Paris (CSI75), les troupes de la préfecture de police. Il est reconnaissable sur les différentes scènes par les lunettes de protection qu’il porte sous son casque, le double ceinturon de cartouches de LBD qu’il porte en bandoulière et une marque sombre, ressemblant à un bleu, sous son œil droit. Surtout, son RIO (référent d’identité opérationnelle) était visible, fait rare bien qu’obligatoire, ce qui permet de certifier qu’il s’agit bien du même policier.
L’enquête révèle aujourd’hui des détails troublants. Selon une source proche du dossier, le jour de la manifestation du 9 janvier 2021, 26 tirs LBD ont été réalisés.Sur ses 26 tirs, 11 sont à l’actif de ce fonctionnaire. Un nombre très inhabituel, qui surprend. Alors que les 5 autres tireurs présent sur le dispositif ce jour-là n’ont fait usage de leur arme qu’entre 1 à 3 fois, à l’exception d’un autre tireur de de la DOPC ayant tiré 8 fois.
Quelques minutes après les charges, deux cordons de policiers repoussent les manifestants dans les deux sens de la rue Saint-Lazare. D’un côté, vers l’église de la Sainte-Trinité. De l’autre, vers le parvis de la gare Saint-Lazare. Entre ces deux cordons, un espace dégagé apparaît. Quelques manifestant·es et journalistes s’y retrouvent. La situation est, dans cette zone, tout à fait calme. Contrairement aux portions de la rue qui se trouvent de l’autre côté des policiers, il y a la place de circuler librement, sur une trentaine de mètres. C’est là que se trouve Patrick [Le prénom a été changé à la demande de l’intéressé], technicien informatique de 40 ans venu depuis l’Yonne à Paris pour manifester contre le projet de réforme des retraites.
“T’en veux encore ?”, demande l’auteur du tir de LBD à bout portant
Soudain, des gaz lacrymogènes sont tirés depuis le cordon policier situé près de l’église de la Sainte-Trinité et plusieurs palets atterrissent dans cette zone intermédiaire. L’un d’un atterrit entre les jambes de Patrick, qui le dégage un peu plus loin dans un geste réflexe désormais instinctif en manifestation, avant de recevoir un tir de LBD à bout portant, en pleine la poitrine. Le tir vient du cordon qui lui fait face, côté gare Saint-Lazare à moins de sept ou huit mètres de là.
Suite au tir dont il est victime, Patrick demande des explications à l’agent qu’il reconnaît “grâce à ses lunettes tactiques un peu triangulaires” ainsi qu’à “une petite marque noire en arc de cercle […] comme la fin d’un cocard”. Le fonctionnaire lève d’abord le pouce dans sa direction, lui lance “T’en veux encore ?” et lui fait signe de se rapprocher. L’occasion d’un bref échange où le policier se justifie : “T’as shooté une lacrymo sur la police, tu l’as mérité !” .
Pour Patrick, le policier “s’amusait”, “c’était un tir totalement gratuit”. Il écope d’une journée d’ITT, sous réserves de complications. Son certificat médical, que nous avons pu consulter, fait état de deux hématomes dans la région du torse, dont un d’une superficie de 12cm avec un œdème localisé. Il explique avoir passé des radios et s’estime chanceux, touché à si courte distance, de ne pas avoir de côte fêlée. Même si, ajoute-t-il, “ça défouraille quand même“. Assisté par son avocat, Me Arié Alimi, Patrick va déposer plainte.
La scène a été filmée en contrechamp par le reporter Benoît Deverly :
La réaction du tireur est à l’opposé de ce que demandent les consignes ministérielles, selon lesquelles “après un tir, il convient de vérifier sans délai si la personne atteinte par un projectile et qui a été interpellée ne présente aucune lésion. Dans tous les cas, l’individu touché reste sous la surveillance constante des agents de la police ou de la gendarmerie nationales. Quelle que soit la zone corporelle atteinte, un examen médical doit être pratiqué dans les meilleurs délais.”
Le LBD est pourtant classé comme le dernier recours avant l’utilisation des armes à feu. Et si il n’y a pas de distance réglementaire d’usage, le document du ministère de l’Intérieur met en garde contre “des risques lésionnels plus importants en deçà de 10 mètres”. Il précise que “le tir optimum” s’effectue à une distance de “30 mètres” et rappelle que son usage est en théorie “soumis aux principes de nécessité et de proportionnalité”.
En plus de son dépôt de plainte, Patrick lance un appel à témoins pour retrouver la victime du tir à bout portant, afin qu’elle ou ses proches se manifestent pour rassurer sur son état et faire le lien avec lui. Vendredi, la préfecture de police de Paris avait de son côté indiqué au journal Le Monde ne pas encore être au courant d’une plainte et qualifiait la vidéo du tir à bout portant de “parcellaire et sortie de son contexte”.
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Une enquête de Tristan Goldbronn, Pierre-Olivier Chaput et Sophie Peroy-Gay. Mixage de Adel Ittel El Madani. Photo de Une : Pierre-Olivier Chaput