Tôt le matin, ce mercredi 29 juillet, le camp du canal Saint-Denis à Aubervilliers a été démantelé par les autorités. Le lieu accueillait plus de 1500 personnes migrantes dans des conditions extrêmement précaires. Une expulsion qui n’a rien d’inédit, les “mises à l’abri” ou “évacuations”, selon les termes des autorités, se répètent inlassablement en France. Un problème que ces dernières refusent de prendre à bras le corps.
Entre Aubervilliers et Saint Denis, le long du canal, Brahim sort de sa tente écrasée par le soleil. Il explique être là depuis 3 mois, avec sa femme et son nouveau-né. Comme les autres, il fait la queue malgré la chaleur pour récupérer du gel hydroalcoolique, des masques, des T-shirts et un peu de shampooing. Une aide distribuée par l’association Utopia 56. Dépité, Brahim fouille les cinq cartons posés à même le quai remplis de vieux vêtements. “Cet endroit n’est pas possible pour mon enfant”, explique-t-il, “ce n’est juste pas possible. C’est ça l’Europe? La France, c’est comme l’Afrique ?! Ma vie est brisée.” La règle : un kit sanitaire, un T-shirt, un pantalon par personne, pas plus. Il faut que tout le monde puisse se servir. Finalement, près de 150 personnes profitent de la distribution mais rapidement les stocks partent. Il ne reste que des pantalons trop grands.
“Deux fontaines et six toilettes” pour 1200 personnes
Avant le confinement, près de 400 personnes “habitaient” sur ce camp. Depuis la mi-mai, la population a triplé selon les associations. De la route jusqu’au bord du canal, les tentes sont collées les unes aux autres, parfois sur un terrain en pente. Elles s’étendent le long de l’eau rendant le camp particulièrement dangereux. Kabella Doni-Neckson, jeune soudanais de 29 ans, s’est noyé il y a quelques jours. Ici, “ça sent la pisse, littéralement.” C’est sale, c’est pollué, il y a du bruit. Un peu plus loin, les engins du chantier de l’extension de la ligne 12 du métro se mettent bruyamment en branle. Les voitures passent en nombre sur le pont surplombant le camp. Impossible ou presque d’avoir du calme, un moment pour soi.
“Pour beaucoup, ils sont deux par tente, certains n’en ont pas. Il y a deux fontaines et six toilettes, c’est insatisfaisant vu le nombre de personnes.” s’indigne Pierre Jothy. Il est volontaire en service civique à Utopia 56. “Avec l’été, il y a des problèmes sur l’accès à l’eau, ou simplement sur le fait d’avoir un endroit où pouvoir juste rester à l’aise. En pleine journée, dans des tentes au soleil, c’est l’horreur.“
“De nouvelles personnes arrivent chaque jour”
“Pour la plupart, ils sont afghans, somaliens ou soudanais” explique Pierre. “De nouvelles personnes arrivent chaque jour” s’inquiète-t-il. L’augmentation rapide de la population du camp, “c’est probablement l’effet de la réouverture des frontières intra-européennes ou des expulsions suite à la fin de la trêve hivernale.” Pendant le confinement, les associations et les institutions censées s’occuper de la situation ont fermé ou ont tourné au ralenti. Côté administratif : les dépôts de demande d’asile redémarrent difficilement, notamment avec l’arrivée des vacances estivales.
“J’ai fait l’Italie, puis la Suisse, après l’Allemagne, et enfin la Belgique et la France” raconte Samuel. Il est né en 1995 et c’est un ancien du camp de la Porte de la Chapelle expulsé en novembre 2019. Comme beaucoup, son parcours est symptomatique des conséquences du règlement de Dublin. Un accord européen qui implique que la demande d’asile doit être déposée dans le pays de l’Union où les personnes migrantes ont été contrôlées pour la première fois.
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“Entre 200 000 et 300 000 personnes seraient en errance sur le territoire européen.” détaille Pierre Henry, directeur général de l’association France Terre d’Asile. “Ils sont laissés à l’abandon ou entrent en clandestinité et on les retrouve des mois plus tard, cassés par la rue avec parfois des problèmes psychiatriques lourds.” L’insécurité pèse aussi sur le camp. Des tensions qui s’ajoutent aux conditions de vie précaires. Samuel prévient, “ici la journée, ça va, mais la nuit… il y a des cris et des bagarres.“
Lorsqu’on évoque les risques liés à une possible deuxième vague de la COVID-19, le sujet paraît presque annexe pour Pierre Henry “il y a bien d’autres problèmes, avec le retour de la tuberculose ou la présence de la gale. De toute manière, ici le moindre petit bobo peut devenir dramatique.”
Face aux conditions “indignes”, une réponse seulement “sécuritaire”
“Il faut que les collectivités locales, territoriales, que l’État et les associations se mettent autour d’une table et construisent un autre modèle” réclame Pierre Henry “c‘est possible et ça ne nous coûtera pas plus cher.” Le directeur général de France Terre d’Asile prône des conditions d’accueil dignes et inconditionnelles, du moins le temps du traitement des dossiers de demande d’asile. Des actes administratifs qui prennent souvent au moins un an et demi, parfois bien plus. Il pointe aussi une des absurdités de la situation : “les régulières évacuations d’urgence sont colossales sur le plan budgétaire. Quand vous mobilisez une centaine de policiers pour encadrer l’évacuation, on sort ça de quel budget? “
Une préoccupation partagée par les bénévoles d’Utopia 56 comme Ophélie. De passage à Paris, elle est habituée du camp de Calais dans le nord de la France. À Paris, elle donne un coup de main aux collègues en participant à la distribution. “À Calais, on expulse des gens très régulièrement. Ça coûte cher. Pour ce même montant d’argent, on pourrait construire deux ou trois centres d’hébergements d’urgence. Je pense que c’est un manque de volonté des pouvoirs publics. On expulse les gens mais ils reviennent, parce qu’on ne leur propose pas de solutions ou alors des solutions absurdes.“
À Paris : “Si vous passez le périphérique, les médias ne le passent pas”
Pierre Jothy renchérit, “ce qui nous interroge c’est qu’il y a une absence de service public pour ces personnes. Les seuls représentants de l’Etat qu’ils voient c’est la police, ce qui montre qu’on est surtout dans la réponse sécuritaire plutôt que dans l’accueil.” Son collègue bénévole Shirish associe cette problématique à celle de la visibilité :”Avant, la plupart des camps étaient dans Paris. Lors des évacuations de la Chapelle en novembre dernier, on nous a dit de manière très explicite que, tant qu’ils ne s’installaient pas à l’intérieur de la capitale, ça allait.“
Depuis son bureau, Pierre Henry de France Terre d’Asile complète la réflexion : “Si vous passez le périphérique, les médias, voire même un certain nombre de militants ne le passent pas. On s’intéresse beaucoup plus volontiers à ce qui se passe à l’intérieur de Paris. On nous dit le bidonville à l’intérieur de la ville, on n’en veut pas. A ce moment là, il faut dire aux gens où ils ont le droit d’aller !!“
Depuis sa prise de fonction, la nouvelle maire d’Aubervilliers, Karine Franclet (UDI), réclame régulièrement une évacuation. Celle-ci devrait avoir lieu ce mercredi 29 juillet, très tôt dans la matinée. Des gymnases ont déjà été réquisitionnés pour servir d’hébergement d’urgence. Une solution encore une fois provisoire jusqu’à la formation d’un nouveau camp, au bord du canal Saint-Denis ou ailleurs, là où l’on voudra bien encore ignorer le calvaire des exilé.e.s à Paris comme ailleurs.
Pour aller plus loin :
- Reportage : “Pour les exilé·es, un « accueil de merde » aggravé par l’épidémie”
- Reportage sur un camp de migrant en IDF par temps de canicule
- « Regarde ailleurs » : le film qui renverse le discours médiatique sur les migrant・es
- Conférence « Migrants: hostilité publique, hospitalité privée » au FELIPE 2018
Reportage réalisé par Martin Lelièvre. Photo de une : Pierre Jothy pour Utopia 56