Le 15 décembre 2017, à Fives, Sélom, 20 ans et Matisse, 18 ans meurent percutés par un train. L’enquête, rapidement menée, conclut à un simple accident. Mais très vite, des doutes émergent. Et des zones d’ombres demeurent. Le journaliste Yann Levy débute une enquête pour le média Bastamag, rejoint ensuite par Tristan Goldbronn pour Radio Parleur. Ensemble, ils vont tenter de reconstituer le déroulé des faits ce soir-là.
La ligne de chemin de fer sur laquelle l’accident a eu lieu, sépare les quartiers de Fives et de Caulier, l’un des plus pauvres de Lille. La place Madeleine Caulier ressemble un peu à un bourg de village, la station de métro en plus. C’est là que trainaient depuis quelques mois Sélom et Matisse, en compagnie d’Aurélien et Achraf. La petite bande y avait déjà été contrôlée par la police. L’endroit concentre les tensions depuis plusieurs mois. La mairie de Lille, sous la pression des nouveaux habitants, y accentue la présence policière.
Première zone d’ombre : le train allait-il trop vite ?
À 20h40, le TER reliant Lille à Dunkerque part avec quelques minutes de retard. Contrairement à ce qui s’est dit au moment du drame, le train n’était pas en excès de vitesse pour rattraper l’horaire d’arrivée. Un syndicaliste de Sud rail, conducteur de train nous explique : « L’accident a lieu à quelques centaines de mètres de la gare. Si le chauffeur va trop vite, il y a des alarmes internes qui se déclenchent. »
Selon les enregistrements de l’Atess (acquisition et traitement des événements de sécurité en statique), l’équivalent de la boîte noire pour les trains, l’impact a eu lieu à 20h43. Un agent SNCF travaillant à la maintenance nous explique que cette sortie de virage est particulièrement dangereuse, même en journée. Le conducteur du TER accidenté raconte « avoir vu surgir des ombres au dernier moment. » Le syndicaliste précise : « De nuit les phares des locomotives ne suivent pas la courbe, ils éclairent tout droit. On ne voit rien. »
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Deuxième zone d’ombre : pourquoi les quatre jeunes ont-ils fui ?
Le lendemain de l’accident, Achraf affirmait aux inspecteurs venus l’interroger à l’hôpital « qu’ils avaient pris un raccourci pour rejoindre Fives ». Selon un habitant du quartier, des consommateurs de drogue utiliseraient les voies pour se rendre directement sur le lieux de vente et échapper à une éventuelle surveillance depuis la rue. Mais ils emprunteraient alors habituellement un chemin plus en amont et plus facile d’accès. Pour se rendre à Fives, il suffit en effet de sortir de la Cité Saint Maurice et de passer sous le pont de la voie de chemin de fer. Un trajet de cinq minutes tout au plus.
Or le mur emprunté par les quatre jeunes se situe tout au fond d’un parking. C’est une impasse située derrière la cité Saint-Maurice. Pour l’escalader, il faut prendre appui sur une grille, marcher le long d’un mur au sommet pointu, puis enjamber la barrière de sécurité de la SNCF. Une fois les voies traversées, on se retrouve alors de l’autre côté du pont. Le gain de temps semble minime. Vu de l’extérieur, ce « chemin » ressemble plus à un itinéraire de fuite qu’à un raccourci. Si cette hypothèse est la bonne, la question est de savoir qui les quatre jeunes fuyaient, et pourquoi.
Troisième zone d’ombre : la BAC est-elle venue sur place ?
Autre fait établi : ce soir du 15 décembre 2017, une bagarre éclate dans la Cité Saint Maurice, un peu avant 20h20. Un homme est passé à tabac par trois ou quatre personnes. Une voisine assiste à la scène depuis sa fenêtre et appelle la police. Une unité de la Brigade anti-criminalité (BAC) et une autre de la Brigade spécialisée de terrain (BST) répondent à l’appel.
Selon des éléments du dossier d’enquête, que nous avons pu consulter, la BST serait arrivée à 20h44 devant la courée. Le véhicule sérigraphié emprunte la rue de la Cité menant à la Citée Saint Maurice à contresens, gyrophare activé. Deux agents sonnent chez le témoin. À 20h50, la brigade aurait quitté le quartier. L’équipage intervient ensuite six minutes plus tard, à 20h56, sur le boulevard Victor Hugo situé à 4 km de distance.
Or l’accident a lieu à 20h43 de l’autre côté de la Cité Saint Maurice – soit une minute avant l’heure d’arrivée théorique de la BST. Par ailleurs, une grille fixe empêche de passer d’un côté de la cité à l’autre. Il semble impossible pour les agents ayant sonné chez la plaignante, et compte tenu des horaires indiqués, d’avoir été en si peu de temps aux deux endroits.
A ce stade, nous ne savons pas si l’autre équipage, celui de la BAC qui a lui aussi répondu à l’appel, a finalement décidé de se rendre sur place sans prévenir ses collègues de la BST. Toujours selon les éléments portés à notre connaissance, les agents de la BAC auraient rendu leurs armes entre 20h50 et 20h55 au commissariat central, situé à environ six kilomètres de la cité Saint Maurice. En outre, que le système de géolocalisation des véhicules ne fonctionnait pas ce soir-là. Difficile, donc, de savoir où se trouvait cette unité entre temps. Les quatre jeunes ont-ils fui à la vue des gyrophares ? Ont-ils été poursuivis par des policiers ? Selon les éléments du dossier d’enquête, les policiers démentent cette version.
Quatrième zone d’ombre : pourquoi le téléphone de Matisse continue-t-il de passer des appels après l’accident ?
Entre 20h00 et 20h41, selon des relevés d’appels que nous avons pu consulter, cinq coups de fil sont passés depuis le téléphone de Matisse. Ils ont duré entre 29 minutes et quelques secondes. Au moment de l’impact, son relevé d’appel nous indique qu’il était encore en communication. Fait plus troublant, après l’accident, le téléphone témoigne de deux appels consécutifs, dont l’un d’eux a duré plus de deux heures et vingt-deux minutes. Lors de l’un de ces deux appels, l’appareil borne à plus d’un kilomètre des lieux de l’accident.
Mais quand sa mère récupère le sac à dos de Matisse au commissariat, elle y retrouve le téléphone hors d’usage. « Il était complètement explosé, on ne pouvait plus s’en servir. » Que s’est-il passé avec cet appareil ? S’agit-il d’un dysfonctionnement ? Il est troublant que des appels automatiques aient pu durer 29 minutes, 10 minutes et 2 heures 22 minutes. « Pourquoi la police n’a-t-elle pas suivi cette piste, et surtout que sont devenues les clés de mon fils ? Elles étaient toujours dans son sac et on ne les a jamais retrouvées », s’interroge Valérie.
Retrouvez tous les épisodes de cette série ici :
Une enquête menée par Yann Levy (Bastamag) et Tristan Goldbronn. Réalisation par Etienne Gratiannette. Photo de Une : Yann Levy pour Bastamag.
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