Quel est le rapport des Gilets Jaunes à la politique à l’aune des prochaines élections municipales ? Loïc Bonin a étudié pendant un an les ronds-points et leurs occupant·es avec un collectif de recherche. Il donne à Radio Parleur des clés d’analyse sur la relation au travail et à la politique de cet objet d’étude inédit.

Portrait de Loïc Bonin à partir de la taille. Il se tient debout devant une bibliothèque.
Loïc Bonin est masterant à l’Ecole Normale Supérieure.

Cela fait désormais plus d’un an que le mouvement des Gilets jaunes a débuté, à la suite d’une contestation de la taxe sur les carburants. Malgré un certain essoufflement, en pleine grève contre la réforme des retraites, les mobilisations continuent. Dernier événement en date : la cinquième Assemblée des assemblées se tient du vendredi 6 jusqu’au dimanche 8 mars, à Toulouse.

Depuis le 17 novembre 2018, les revendications et l’organisation du mouvement ont beaucoup évolué. Les Gilets jaunes ont, chaque weekend ou presque, suscité l’attention. Des médias, mais aussi des chercheurs et chercheuses, attiré·es par le caractère potentiellement inédit du mouvement social. 

De nombreux travaux universitaires réalisés sur le sujet, mènent à diverses interprétations sur l’identité des Gilets jaunes, leurs formes de mobilisation et les origines de leur contestation. Dans ce contexte, un collectif d’enquête se constitue piloté par trois chercheuses du centre Emile Durkheim de Bordeaux, affilié au CNRS. Ce dernier regroupe plus de 80 chercheurs et chercheuses, assistant·es de recherches et étudiant·es. Tou·tes réparti·es dans différentes disciplines entre sociologie, sciences politiques, géographie et philosophie.

Au sein du collectif, Loïc Bonin participe à une enquête au long cours, durant une année. Il se penche en particulier sur un rond-point en Bourgogne. Son travail porte notamment sur la question de l’engagement dans le mouvement, de la politisation et surtout de place qu’y occupe le travail.

Le questionnaire, un outil d’enquête

L’objectif du collectif ? Utiliser des méthodes quantitatives d’enquête par questionnaire. Ce choix s’est opéré face à la rareté d’analyses académiques s’appuyant sur des matériaux quantitatifs, comme des sondages ou des questionnaires par exemple.

Plus de 1300 questionnaires ont été distribués par le collectif, sur les ronds-points ou lors de manifestations de novembre 2018 à avril 2019. Comme l’indique Loïc Bonin, ce type d’enquête au long cours est pertinent dans l’analyse des mouvements sociaux. L’intérêt ici est de “dresser un panorama du mouvement, et de révéler des nœuds dont l’explication par différents matériaux sont nécessaires à la compréhension de ce qu’est le mouvement social”, note le jeune doctorant.

Les Gilets jaunes, une fraction de classe particulière

Avant de débuter l’enquête, les chercheur·euses ont d’abord dû déterminer qui était légitime pour répondre au questionnaire s’adressant aux Gilets jaunes. S’agit-il d’une simple personne portant un gilet jaune ? D’une autre qui s’est rendue une fois seulement sur un rond-point ? Ou bien encore d’un ou une internaute qui appartient à un groupe sur les réseaux sociaux ?

“On a eu ce questionnement à de nombreuses reprises”, acquiesce Loïc Bonin. Nous avons fait le choix de distribuer le questionnaire à celles et ceux qui portaient un gilet jaune au moment où nous les croisions sur le blocage, le rond-point ou les manifestations. Dans nos entretiens, on a des critères un peu plus fins de temps de participation. Des gens qu’on a croisés une fois, une heure sur un rond-point, on a tendance à les oublier…”

Une foule de Gilets jaunes située sur une butte.
D’après les résultats de l’enquête du collectif, les travailleurs et travailleuses issu·es du milieu des métiers du “prendre soin” et de la route sont les plus présents au sein du mouvement des Gilets jaunes. Photo : Loïc Bonin.

Quoiqu’il en soit, les réponses au questionnaire mettent en valeur une part de la population plus concernée que d’autres. Les premières analyses d’universitaires sur le mouvement faisaient remonter la notion de « petits moyens ». Un qualificatif mis en lumière en partie par la sociologue Isabelle Coutant, pour désigner une fraction de classe naissante. Comme son nom l’indique, cela désigne une frange de la population située entre les classes moyennes et les classes populaires. A priori, les résultats de l’enquête tendent à confirmer cette tendance d’une fraction davantage mobilisée.

Sur les ronds-points et les manifestations, Loïc Bonin rapporte en effet que 40 % des répondant·es sont issues du milieu du “care” – c’est-à-dire les métiers du “prendre soin” comme les infirmières et les aides soignantes, par exemple. Tandis que 30 % des répondant·es sont issus du milieu de la route – des routiers ou des caristes, entre autres.

Le travail comme facteur d’engagement dans le mouvement

Dans une étude approfondie de cette sous-population spécifique, avec des entretiens et des observations, l’universitaire montre notamment en quoi le travail est un facteur clé d’engagement avec les Gilets jaunes. La matière récoltée illustre notamment pourquoi les personnes issues du “care” et de la route figurent parmi les plus représentées dans le mouvement.

“Ce sont des espaces de travail où se retrouvent deux catégorie de population : des nomades (transporteurs, infirmières à domicile, ndlr) et des sédentaires (caristes, infirmières, ndlr)”, décrypte Loïc Bonin. “Là, le travail effectivement est un espace dans lequel il n’y a pas de socialisation et où la syndicalisation est complexe. Ensuite ce sont des métiers où il y a de plus en plus de mises à distance. Ce sont [par exemple] des gens qui travaillent à domicile, sans espace de travail à proprement parler. On a donc un espace de travail disloqué dans des secteurs dans lesquels le taux de syndicalisation est faible et la mobilisation extrêmement complexe.”

Dans ce contexte, la mobilisation – inédite – le samedi permet à ces travailleur·ses de pouvoir se mobiliser en dehors de la sphère du travail. Il observe ainsi que “sur le rond-point on parle du travail, des difficultés à assumer sa charge de travail, des difficultés liées à un salaire trop bas…”.

La “fin des cabanes” : un tournant dans le mouvement

L’étude au long cours réalisée par le collectif décrypte un glissement dans la population militante des Gilets jaunes. Avec une période de transition clé correspondant à une forte baisse de l’occupation des ronds-points.

“La fin décembre est un moment capital dans le mouvement des Gilets jaunes”, constate Loïc Bonin. “Il y a deux choses qui se passent. La première, c’est la destruction des cabanes, ce qu’on a appelé “la fin des cabanes”, où les Gilets jaunes sont contraints de réinventer l’espace militant qu’ils fréquentent. Et on a une restructuration du mouvement des Gilets jaunes qui passe de la cabane aux assemblées générales.”

La « fin des cabanes » représente un tournant dans le mouvement des Gilets jaunes. Photo : Loïc Bonin.

Une politisation vers la gauche, structurée par les assemblées 

Les questionnaires, étalés sur plusieurs mois, montrent globalement que la population militante répondante s’est peu à peu rapprochée de la gauche, et davantage politisée.

Cette mouvance s’explique principalement par le fait du nouvel espace que constitue l’Assemblée des assemblées (Ada). L’Ada est une coordination de différents groupes de Gilets jaunes français qui se réunissent en assemblée pendant plusieurs jours, pour échanger sur plusieurs thématiques. Quatre assemblées ont déjà eu lieu depuis le début du mouvement, et une cinquième se tient du 6 au 8 mars à Toulouse. L’Ada reprend des codes issus principalement de la gauche et du mouvement Nuit debout, lancé en 2016 pour contester la Loi Travail.

Là où “le rond-point se caractérisait par un espace de coordination et d’information souple”, l’Ada impose des comportements plus stricts. Par exemple, le fait de “s’asseoir autour d’une table à trente, avoir un tour de parole”. Des éléments qui ne vont pas de soi pour certain·es manifestant·es. Mais, selon Loïc Bonin, ils et elles sont cruciaux pour comprendre des désengagements du mouvement d’une frange militante des Gilets jaunes, plutôt située à droite et à l’extrême droite.

Que peut-on attendre des municipales ?

Cette politisation éclair via les Assemblées des assemblées a permis à de nombreux Gilets jaunes non initié·es de se socialiser politiquement. Sans pour autant que cela se ressente lors des élections européennes, premier mode de scrutin politique “classique” depuis le début du mouvement. Les listes de Gilets jaunes n’y ont en effet obtenu que de très faibles pourcentages de voix.

Qu’en sera-t-il pour les prochaines échéances locales, les élections municipales des 15 et 22 mars 2020 ? Elles correspondraient davantage aux enjeux de ré-appropriation de la politique locale. Pourtant, selon Loïc Bonin, ce n’est pas forcément le sens qu’il faut trouver dans le mouvement des Gilets jaunes. Au regard des observations qu’il a effectuées lors des Assemblées des assemblées, il estime que la question de la politique locale ne va pas forcément de soi pour tous les Gilets jaunes.

“Même si les élections municipales sont une réussite populaire pour les Gilets jaunes, l’essence du mouvement reste le rond-point, et cette politisation par la pratique. La fréquentation de personnes dont on partage les conditions de vie”, tempère Loïc Bonin. “On ne ressort pas indemne de ce mouvement social.”

Un entretien réalisé par Dorian Girard. Photo de Une : Pierre-Olivier Chaput pour Radio Parleur.

Pour aller plus loin : 

Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes, et al. « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation. Une étude sur les gilets jaunes », Revue française de science politique, vol. vol. 69, no. 5, 2019, pp. 869-892.

Gilets Jaunes : Regards sur une crise. Quatre conférences organisées par l’EHESS.

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