Des auteurs et autrices de bandes dessinées appellent à abandonner le crayon au Festival d’Angoulême ce vendredi. Alors que le rapport Racine, très attendu, vient d’être remis au ministre de la Culture, ils et elles dénoncent leur précarisation galopante et l’absence d’une vraie politique pour y remédier. Une grogne sur fond de conflit larvé avec les éditeurs.

Festival Angoulême BD
Pierre Nocerino est doctorant à l’EHESS. Il travaille sur les activités quotidiennes de travail et les moments de mobilisations collectives d’auteurs de bandes dessinées. Photo : Alessia Smaniotto.

Le festival de BD d’Angoulême, “c’est LE lieu de rendez-vous de tous les professionnels de la bande dessinée, souligne Pierre Nocerino, chercheur à l’EHESS. C’est aussi un moment particulier où ils peuvent parler de leur situation et de leurs difficultés.” Une fenêtre médiatique dont beaucoup espèrent profiter ce vendredi 31 janvier. À l’occasion du deuxième jour du festival, les dessinateurs et les dessinatrices sont appelé.es à « poser le crayon » pour un « débrayage » l’après-midi. Une action, à l’initiative de plusieurs organisations professionnelles, dont le Snac BD (Syndicat national des auteurs et compositeurs), qui dénoncent la précarisation des auteur.ices et l’absence d’une politique publique pour y remédier.

Les auteurs tentent de se mobiliser depuis plusieurs années. L’édition 2020 du festival de BD d’Angoulême, c’est un peu l’acmé de leur mobilisation, indique le chercheur. Ce type d’action avait déjà été mis en place lors du festival de Saint-Malo, et s’accentue ces dernières années. “On est dans une période très particulière, où l’on se rend compte que le groupe professionnel des auteurs est vraiment en train de se constituer et de se solidariser.

Une précarité galopante et l’absence de statuts

Dans un marché de la BD en pleine expansion, cette mobilisation peut surprendre. Le paradoxe cache en fait une absence de statuts et une précarité alarmante pour tou.tes les professionnel.les du secteur. “Ce marché, qui est censé bien se porter, laisse de côté ceux qui sont à l’origine de la création, dénonce Pierre Nocerino. Depuis quelques années, les chiffres révélant l’évidence de cette précarité se multiplient. “On compte près de 53% des auteurs, parmi les plus professionnels, qui sont en dessous du Smic” souligne le chercheur. Une précarité qui a tendance à s’aggraver ces dernières années. Parmi ces auteur.ices, les femmes sont encore plus mal loties car une autrice sur deux vit sous le seuil de pauvreté. Une situation dénoncée par Marion Montaigne, la présidente du jury du festival de BD d’Angoulême sur France Inter, ce 16 janvier.

Pour Pierre Nocerino, la situation n’est pas nouvelle. Dès 2014, une mobilisation commence avec l’annonce d’une réforme du régime de retraite complémentaire des artistes-auteurs. Ces derniers passent d’un système où ils avaient le choix de leur niveau de cotisation à un système à la proportionnelle. “C’est une réforme qui a été faite absolument sans concertation, dénonce Pierre Nocerino, qui souligne une inadéquation du régime social, associée à une hausse importante des cotisations sociales pour les auteur.ices.

2020 : Année de la Bande Décimée

Ironie du moment, 2020 a été déclarée « année de la BD ». Une opération à l’initiative du ministère de la Culture. Ce qui a profondément agacé dans les rangs des artistes-auteurs, souligne le chercheur. Pour Pierre Nocerino, cette reconnaissance symbolique de l’année de la BD est précisément le fruit de la mobilisation menée depuis six ans par les auteurs et les autrices. Une mobilisation dont les motifs sont ignorés. “Ils n’avaient pas l’impression que c’était leur situation et leurs difficultés qui étaient mises en avant dans le programme de cette année de la BD“, poursuit Pierre Nocerino. Depuis le 23 janvier, leurs espérances se concentrent aussi sur un rapport.

Un changement de paradigme grâce au rapport Racine

Le rapport Racine, du nom de son auteur, Bruno Racine, a été commandé en avril par le ministre de la Culture. Très attendu, il a été retardé, et sa publication n’a eu lieu que le 23 janvier. Bruno Racine, y pointe de graves dysfonctionnements dans la gestion du statut spécifique d’artiste-auteur. “La dégradation de la situation économique et sociale des artistes-auteurs se traduit par une érosion de leurs revenus, en dépit de l’augmentation générale de la valeur créée“, reconnaît-il en introduction. “Les auteurs de BD ont été les premiers à se réunir suite à la remise de ce rapport“, rappelle Pierre Nocerino. “Ils ont décidé de demander une action forte de la part du ministère, pour la prise en compte de la situation des artistes-auteurs.

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Ce rapport propose “un véritable changement de paradigme“, précise Pierre Nocerino : “Il explique que l’État n’a pas joué son rôle d’accompagnateur des auteurs.” Pour y remédier, il plaide pour « une politique des auteurs » : l’État doit “s’affirmer dans son triple rôle de régulateur et garant des équilibres, de promoteur de l’excellence, de la diversité et de la prise de risque, tout en se montrant lui-même un acteur exemplaire“.

Au Festival de BD d’Angoulême, des éditeurs qui font la sourde oreille ?

Une initiative que n’ont guère goûté certains éditeurs, si l’on en croit les déclarations de Vincent Montagne, président du syndicat des éditeurs. Lors de la présentation de ses vœux, il s’est dit hostile à que l’État joue un rôle de régulateur entre maisons d’édition et auteur.ices. De façon très explicite et documentée, le rapport de Bruno Racine pointe pourtant que “les artistes-auteurs, dont le temps de travail n’est pas rémunéré en tant que tel, pâtissent du déséquilibre des relations avec les acteurs de l’aval (éditeurs, producteurs, diffuseurs, etc)“. Cette année à Angoulême, les artistes-auteurs entendent bien veiller à ce que ce rapport soit suivi d’effets.  

Un entretien réalisé par Tristan Goldbronn. Photo de Une : dessin de Léa Mazé.

Pour aller plus loin :

Le site “Émile, on bande ?” qui associe la sociologie et la bande dessinée à travers les travaux et les créations de Pierre Nocerino et de Léa Mazé.

Le blog Betises’n’book de l’artiste-autrice Léa Mazé et son compte instagram lea_maze_bd.

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