La deuxième semaine du procès France Télécom s’est terminée vendredi 17 mai. Les audiences, axées sur des périodes à analyser, se sont concentrées pendant une semaine sur 2002-2005 puis sur l’année 2006. Cette succession d’audiences a montré l’importance du choix des mots. Rien n’est laissé au hasard.

Le procès va durer deux mois. À la 31e chambre correctionnelle, la présidente du tribunal Cécile Louis-Loyant s’attache à décortiquer le fonctionnement interne de cette entreprise du CAC40 qu’est France Télécom. Elle veut comprendre, en détails, la mécanique qui s’est mise en place pour mener à autant de décès et de dépressions du côté des salariés. Et le tribunal lui-même semble parfois s’y perdre, tant le dossier est complexe. Tout est passé au crible, dans les moindres détails techniques. Tout comme les méandres des souvenirs de chaque personne passant à la barre.

22 000 départs : entre prévision et objectif

Jacques de Larosière, ancien directeur du FMI (Fonds monétaire international) et gouverneur de la Banque de France, est cité comme témoin par Didier Lombard, ex-PDG. Il a fait partie du conseil d’administration de France Télécom, de mai 1998 à l’été 2009. À la barre, l’ancien directeur use de métaphores et autres figures de style. France Télécom était tel un bateau, que les vagues de la concurrence exacerbée faisaient tanguer. Didier Lombard, accusé de harcèlement moral, aurait tout tenté pour l’empêcher de prendre l’eau. Le gouverneur de la Banque de France ajoute : “comment peut-on faire de l’oiseau malade qu’est France Télécom, un fleuron ? Il faut miser sur l’innovation. C’était le but du plan NExT”. Le plan NExT était pour lui un plan d’avenir. Et il ne regrette pas d’y avoir souscrit.

L’annonce du chiffre des 22 000 départs dans le plan NExT revient sans cesse comme le point de bascule. Dans les faits, les 22 000 départs ont été effectifs à partir du 14 février 2006, avec l’annonce à la presse. D’après l’ordonnance de renvoi, 12 000 départs naturels constituait déjà un chiffrage optimiste. La présidente veut comprendre le sens mis derrière ces chiffres. En face, les ex-dirigeants sur le banc des prévenus jouent sur les mots. Ainsi d’Olivier Barberot, ancien DRH accusé ici de harcèlement moral, les 22 000 départs du plan NExT étaient une “trajectoire” et non un “objectif”. Selon Brigitte Dumont, l’ancienne responsable du plan ACT (Anticipation et compétences pour la transformation, le pendant social du plan NExT), les 22 000 départs naturels pour 2008 étaient “un engagement”.

De l’humain derrière les chiffres

La présidente met la responsable des ressources humaines face à ses propres contradictions. Elle remarque que dans un mail écrit par Mme Dumont, elle n’emploie ni le terme “engagement”, ni “prévision” mais bien “objectif”. Au fil des heures et des audiences, l’étau semble alors se resserrer peu à peu sur les prévenus, qui peinent parfois à expliquer le sens de ces 22 000 départs souhaités.

Par des documents classés confidentiels et mis sous scellés, projetés par la présidente dans la salle d’audience, le tribunal découvre qu’en mars 2009, l’objectif des 22 000 départs a été atteint à 103% de la prévision (22 450 départs définitifs). 6 400 départs ont eu lieu vers l’international, au lieu des 2 500 prévus. C’est Hélène Adam, partie civile, qui vient remettre de l’humain au milieu des chiffres. Elle a été fonctionnaire dans l’entreprise, déléguée du personnel, administratrice CGT, membre du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail). Elle annonce que dès 2006, nombre d’alertes sur le stress ont été données.

22 000 départs “par la porte ou par la fenêtre”

Impossible de passer en revue l’année 2006 sans consacrer un temps d’audience à la convention du 20 octobre 2006 à la Maison de la chimie, à Paris. L’ACSED (Association des cadres supérieurs et dirigeants) avait alors convié 200 cadres supérieurs de France Télécom. C’est lors de cette fameuse réunion que Didier Lombard, alors PDG de l’entreprise, aurait prononcé “en 2007, les départs je les ferai d’une façon ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre”. Seulement voilà : cette phrase ne figure pas dans le compte-rendu officiel de 18 pages rendus par l’ACSED, mais dans une version officieuse.

Pour en parler, la procureure a fait citer Marie-Claude Marguerite comme témoin. Celle-ci était la secrétaire de l’ACSED chargée de la logistique et du compte-rendu de cette réunion. Un compte-rendu au mot à mot lui a été demandé, “mais on ne fait jamais de mot à mot”, précise-t-elle à la barre. “J’ai enlevé certains mots du compte-rendu, à la marge, je n’aurais peut-être pas dû.” La version officielle est bien plus édulcorée que les mots prononcés lors de la réunion, que Mme Marguerite avait enregistrée sur des bandes pour l’aider dans sa retranscription écrite. Elle a, entres autres, supprimé le terme “plan social” qu’elle trouvait trop violent. “Je pensais que ce terme ferait polémique” justifie-t-elle. Ses enregistrements, elle les a supprimés une semaine après la réunion, le soir-même de la publication du compte-rendu. Une demande de Guy Salziger, alors président de l’ACSED, après une réunion avec le directeur exécutif chargé des ressources humaines, Olivier Barberot.

Didier Lombard, “un petit génie”

À la barre, Guy Salziger se présente comme “un pur produit de la méritocratie républicaine”. Le président de l’ACSED réfute l’idée que M. Barberot lui aurait demandé la destruction des enregistrements. Il explique avoir décidé seul de la suppression des bandes, par peur de la médiatisation. Pourtant, Me Topaloff, avocate des parties civiles, lui rappelle qu’à cette époque en 2006, il n’y a encore aucune médiatisation. M. Salziger reconnait avoir eu peur de M. Barberot. Ce dernier se serait énervé en réalisant qu’il avait été enregistré pendant la réunion à la Maison de la Chimie.

Pourtant, Guy Salziger s’inscrit en faux contre les accusations de harcèlement qui pèsent sur les anciens dirigeants et sur la dénonciation d’un climat anxiogène dans l’entreprise. Il s’écrie à la barre : “je m’insurge contre la phrase choc du management par la terreur. Je refuse d’entendre ça”. De même, Mme Marguerite annonce avoir édulcoré son compte-rendu de son propre chef. La secrétaire considère que M. Lombard est “un petit génie qui a sauvé l’entreprise”. Entre figures de style et pirouettes sémantiques, difficile de se retrouver entre les mots. Dans la salle, le silence lui, est éloquent.