Du 6 mai au 12 juillet 2019, un procès historique se tient au tribunal correctionnel de Paris. Celui de France Télécom et de sept de ses anciens dirigeants pour harcèlement moral et complicité de harcèlement moral, suite à la vague de suicides et de dépression grave de dizaines de salariés, entre 2008 et 2011. La justice devra trancher sur cette affaire, symbole de la souffrance infligée par le top management et de la terreur au travail.

Du jamais vu. France Télécom (devenue Orange en 2013), entreprise du CAC40, se retrouve sur le banc des accusés du tribunal correctionnel de Paris pour répondre de ses actes. En cause, la gestion managériale de ses employés. Sept anciens dirigeants sont accusés, ainsi que l’entreprise, en tant que personne morale. L’ancien PDG, Didier Lombard, l’ancien directeur exécutif chargé des ressources humaines, Olivier Barberot, et l’ancien directeur général adjoint, Louis-Pierre Wenes, doivent répondre des chefs d’inculpation de harcèlement moral. L’ancienne directrice des actions territoriales, Nathalie Boulanger-Depommier, l’ancien directeur territorial de l’Est de la France, Jacques Moulin, l’ancien DRH France, Guy-Patrick Cherouvrier, et l’ancienne responsable du programme stratégique RH, Brigitte Bravin-Dumont, sont accusés de complicité de harcèlement moral.

Management par la terreur

“En 2007, les départs, je les ferai d’une façon ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre” prononce Didier Lombard le 20 octobre 2006, lors d’une réunion face à 200 cadres de France Télécom, à la Maison de la Chimie à Paris. Une annonce qui fait froid dans le dos à la lumière du travail de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées (créé par les syndicats Sud-PTT et CFE-CGC France Télécom en 2007) qui recense plus de 60 suicides et 40 tentatives.

Le début de la terreur commence suite à la décision de l’Etat le 1er septembre 2004 de baisser sa participation dans l’entreprise à moins de 50%. France Télécom, jusque-là entreprise publique, bascule dans le privé. Didier Lombard, PDG de l’entreprise, annonce en 2006 le plan NExT (Nouvelle Expérience des Télécommunications) : le but est de réaliser 22 000 départs d’ici 2008 (soit 20% des salariés). Seulement, deux tiers des 110 000 salariés de l’entreprise ont le statut de fonctionnaire, ce qui dérange la direction, puisque ce statut représente un surcoût de 20% de la masse salariale. La direction souhaite atteindre ses objectifs de départs mais sans passer par le licenciement économique. Solution ? Casser les salariés, en faisant du harcèlement une méthode.

“L’entreprise est en guerre”

Tous les moyens sont employés pour pousser les salariés à bout, jusqu’à la porte de sortie ou jusqu’à la mort. Certains employés arrivent le matin, découvrent qu’ils n’ont plus de chaise. D’autres se voient enlever leur voiture de fonction. D’autres encore n’ont plus ni badge ni bureau au retour des vacances. Déménagements de locaux sans prévenir les salariés, travail dans des lieux sales et sans isolation thermique…

Les cadres sont formés à ces nouvelles méthodes insidieuses par des biais peu communs : ils devaient s’inspirer du plan de la bataille d’Angleterre de 1940. “On va leur faire comprendre que l’entreprise est en guerre et que dans toute guerre, il y a des morts” annonce Philippe, manager, pour virer dix ingénieurs ; dans un article des Inrocks. Les conséquences ne se font pas attendre : une vague de suicides commence dès 2006. 18 salariés se donnent la mort avant février 2008. Entre 2008 et 2009, ce sont 35 suicides qui ont lieu, d’après les syndicats. Cette situation perdure jusqu’en 2011 où un salarié s’immole par le feu le 26 avril 2011 devant un site France Télécom en Gironde.

Sept ans d’enquête, plus de dix de souffrance

La procédure judiciaire commence le 14 septembre 2009, par une plainte déposée par le syndicat Sud-PTT contre la direction de France Télécom. Cette plainte fait suite à un énième suicide ayant eu un retentissement médiatique. Un technicien marseillais de 51 ans met fin à ses jours le 14 juillet 2009, en laissant derrière lui une lettre dans laquelle il explique “je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause”. La responsabilité de l’entreprise est alors nommée. Une enquête préliminaire s’ouvre, Didier Lombard, alors PDG de France Télécom, est mis en examen 2 ans plus tard. Pendant 7 ans, les juges d’instruction épluchent des milliers de courriels et de présentations Powerpoint, des perquisitions sont faites, des ordinateurs sont saisis.

En 2016, les juges d’instruction rendent une ordonnance de 650 pages et renvoient France Télécom devant la justice pour harcèlement moral. L’enquête se concentre sur les cas de 39 salariés : dix-neuf se sont tués, douze ont fait une tentative de suicide et huit souffrent de dépression sévère avec arrêt de travail. Alors qu’il rendait ses réquisitions, en juin 2016, le procureur chargé du dossier avait conscience que l’affaire ne se limitait pas aux 39 cas retenus. “Il existe nécessairement de très nombreuses victimes non identifiées” déclarait-il dans Le Monde. Lundi 6 avril, l’ouverture du procès lui a, semble-t-il, donné raison. Ce ne sont pas 49 personnes initialement prévues qui se sont retrouvées côté parties civiles, mais 167, puisque 118 nouvelles demandes de constitution de parties civiles ont été déposées.

Le procès a lieu à la 31e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris qui a mobilisé sa plus grande salle d’audience pour l’occasion et prévu une retransmission en visioconférence dans l’auditorium. Une psychologue tiendra également une permanence à côté de la cafétéria du tribunal pour toute personne ayant besoin d’écoute ou de soutien durant les deux mois d’audience de ce procès d’ores et déjà historique par sa forme.

Aujourd’hui, plusieurs centaines de personnes et de familles sont détruites par ces violences quotidiennes et leurs conséquences. Les parties civiles attendent un procès exemplaire et d’obtenir, au moins, une indemnisation, qui ne fera jamais revenir les victimes.