Gabriel Dorthe est philosophe et anthropologue. Il est à l’origine, avec l’historienne Bernadette Bensaude-Vincent, d’une tribune intitulée La pandémie pose la question fondamentale de la place du doute en science. Ensemble, on questionne la mise en scène d’une société divisée en deux camps : celui des rationnel·les, vacciné·es, et celui des complotistes, non-vacciné·es.


Pour Gabriel Dorthe, la division de la population en deux camps antagonistes a plusieurs effets délétères. D’abord parce que cette opposition est fausse, sur le plan figuratif et normatif : « Ceux qui se disent : “je ne sais pas, je n’ai pas trop envie de me faire vacciner, mais je pense que c’est important”, on en fait quoi ? Je pense que le gros des hésitants se trouve là, dans cette zone grise, plutôt que du côté des complotistes. »

Pour comprendre comment cette opposition s’est peu à peu imposée, il faut ensuite s’intéresser à la figure de l’expert, de plus en plus présente dans le champ médiatique. D’après Gabriel Dorthe, « l’inconfort face à l’incertitude vient du fait que la science se présente dans le débat public sous le trait de l’expertise ». Or « la science n’est pas un truc transcendent qui descend du ciel pour éclairer votre esprit de citoyen libre et désintéressé. C’est quelque chose qui se fabrique progressivement. Et parfois ça peut prendre du temps. » Plutôt que d’imposer « une vérité univoque », il faut donc accepter que « la science avec un grand S ça n’existe pas », et ainsi remettre l’expert·e à sa juste place.

Entre vacciné·es et non-vacciné·es, une “alternative menaçante”

Malheureusement, le temps de la pandémie n’est pas celui du recul. Mais là encore, l’expertise telle qu’elle se présente, « fait comme si elle pouvait s’abstenir des questions politiques ». C’est bien cette neutralité politique qui pose question. « L’hésitation vaccinale vient pour beaucoup de questions politiques liées à de la recherche. Par exemple les alliances public-privé ou la manière dont sont faits les brevets. On ne peut juste pas avoir envie d’emmerder les non-vaccinés. Il faut poser les problèmes politiques que posent la recherche, si on veut faire quelque chose de productif. »


Sur le même thème : Penser les luttes : à l’hôpital, comment vont les soignant·es ?


Dans la situation présente, cette « alternative menaçante » entre vacciné·es et non-vacciné·es joue un rôle particulier. Elle est très efficace pour faire oublier d’autres aspects de la politique sanitaire. « Pendant ce temps-là, on parle par exemple assez peu des lits d’hôpitaux qui ont continué à être massivement fermés », explique Gabriel Dorthe.

Crédit : Makoto Takahashi

Pour le philosophe, la question de la place accordée au doute en science amène enfin à la question de la démocratie. Plutôt que de s’arc-bouter dans un solutionnisme scientifique sûr de lui, il vaudrait mieux « cultiver un dissensus productif, ou bien remplacer la méfiance par la défiance. Parce que la méfiance, permet à certains de se donnent pour rôle de rassurer coûte que coûte. À l’inverse, derrière la défiance, il y a un rapport d’égalité : on se met collectivement au défi. »

Un entretien de Scarlett Bain pour Radio Parleur. Identité sonore : Etienne Gratanette (musique/création). Photo de Une : Violette Voldoire.