Une société de vigilance, voilà ce qu’il nous revient de bâtir” scandait Emmanuel Macron après l’attentat de la préfecture de police de Paris en octobre 2019. Sitôt dit, sitôt fait, car délation et surveillance sont deux phénomènes en croissance. Pour Vanessa Codaccioni, historienne et politologue, elles sont en train de s’imposer comme norme.


Dans La société de vigilance, publié aux éditions Textuel, Vanessa Codaccioni s’attaque à la notion de vigilance. Si les panneaux faisant la publicité des «Voisins Vigilants» fleurissent aux quatre coins des villages français, le phénomène est bien plus profond. La société de vigilance, c’est « une société où prime les questions de sécurité, (…) dans laquelle il y a de fortes demandes de répression de la part de l’État (…) mais aussi d’une partie de la population.» Pour l’autrice, cet édifice repose sur un socle de craintes et d’angoisses des citoyen‧nes. « À force d’être gouvernée par la peur, une partie de la population est insécurisée et demande plus de répression. »

Dans la pratique, « c’est aussi et surtout les injonctions sécuritaires permanentes. Ça va des appels à la délation au signalement en ligne jusqu’à l’implication physique. Je pense aux dernières déclarations de Gérald Darmanin expliquant qu’il veut créer un corps de citoyens policiers, des réservistes pour la police.»

Les fondements de la délation

Dénoncer ses voisin‧es, ses collègues ou ses ex-conjoint‧es n’a rien d’anodin. Pour Vanessa Codaccioni, le pouvoir le sait pertinemment. Ainsi, en plus d’inciter la population à coopérer dans l’édification d’une « société de vigilance », les gouvernements déchargent les délateurs et les délatrices de la conséquence de leur actes : « On va lever les freins à la dénonciation. Au Moyen Âge, on utilisait beaucoup la délation pour exclure des “anormaux” et des “anormales”. Mais en même temps, on va commencer à considérer que l’anonymat de la délation est dangereux, on va l’encadrer. » Un cadre serré à l’époque, mais bien relâché aujourd’hui. Les plateformes de dénonciation anonymes sont en effet, de plus en plus nombreuses.

Si une dénonciation peut coûter cher à la personne qui en subit les frais, c’est nettement moins vrai pour le délateur. « Le coût de la dénonciation est très faible. Si vous signalez quelqu’un sur internet, vous cliquez et vous savez pas ce que ça va devenir. (…) On précise bien c’est anonyme, ne vous inquiétez pas, il ne vous arrivera rien. Mais en disant c’est anonyme, en réalité on ouvre la porte aux dénonciateur‧ices mu‧es par de mauvaises intentions. Pendant l’état d’urgence, on sait qu’il y a eu des centaines de dénonciations calomnieuses, où des collègues, des voisins, des ex-conjointes ont dénoncé des personnes pour terrorisme alors qu’évidemment il n’y avait aucun lien avec les réseaux terroristes. »

Il existe cependant un coût plus subtile, « invisible » pour le délateur. Dénoncer, c’est donner son approbation morale au système répressif. C’est ce que relève Vanessa Codaccioni : « Comment dénoncer la répression une fois qu’on y a participé ? »

La vigilance au cœur de nos vies

L’appareil idéologique bâti par les États sur les question sécuritaires s’infiltre dans toutes les sphères de la vie des citoyen‧nes. En France, la délation « c’est un devoir républicain, un devoir patriotique, comme une exigence. Bientôt ça va devenir une obligation : on voit aujourd’hui la multiplication de délits de non-dénonciation. ». Par exemple, la loi du 3 juin 2016 supprimant l’immunité parentale vient immiscer, pour Vanessa Codaccioni, la dénonciation dans l’intimité familiale. Elle amène avec elle « l’obligation de dénoncer dans les familles. […] Les familles sont l’objet d’une criminalisation et d’une stigmatisation croissante. Je prends l’exemple du Danemark où les familles qui ne se prêtaient pas au jeu de la “dé-radicalisation” pouvaient se voir supprimer leur allocation familiale

Si la surveillance mutuelle a toujours existé, les récentes avancées technologiques viennent la renforcer, notamment « le développement des plateformes de signalement en ligne. Il y a une technologue du pouvoir qui tend à nous associer à la répression. […] Vous avez notamment des applications qui vous permettent de géolocaliser, envoyer du son, des vidéos directement à la police. »


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Autrefois réservées à des périodes d’exceptions, ces mesures sont aujourd’hui la règle. «Ces pratiques punitives tendent à se normaliser en temps de paix. Ça change la manière d’être ensemble. […] C’est un changement majeur, qui va durer, ce n’est pas limité à une crise ou à un ennemi intérieur.» Un changement majeur, quasi anthropologique de nos sociétés. Un tournant qui nous rappelle ce qu’écrivait Walter Benjamin au printemps 1940 dans ses thèses sur le concept d’Histoire : « C’est la la tradition des opprimé‧es qui nous l’enseigne “l’état d’exception” dans lequel nous vivons est en réalité la règle.»

Un entretien animé et réalisé par Pierre-Louis Colin.