Raphaël Kempf est avocat au barreau de Paris. Du mouvement des Gilets Jaunes au contre-sommet du G7, il défend, entre autres, militant·es et manifestant·es mis·es en cause pour leurs actions politiques. À l’occasion de son dernier livre,  “Ennemis d’État, les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes”, il mêle un travail d’histoire juridique à sa propre expérience de juriste. L’ouvrage décortique avec pédagogie les lois d’exception et propose un parallèle saisissant avec la situation politique et judiciaire actuelle.

L’ouvrage de Raphaël Kempf est d’abord l’occasion de replonger plus d’un siècle en arrière. À la fin du XIXe siècle le communisme et l’anarchisme se structurent et se concrétisent. À Paris, divers groupes se font remarquer dans les manifestations ou dans les usines. Les ouvrier·es mettent en place grèves et sabotages. Le mouvement anarchiste organise des attentats à Paris et en banlieue. Des commissariats, des avocats et des patrons sont visés. La figure la plus emblématique de cette période reste Ravachol, pendu en 1892 après avoir déposé de la dynamite au pied de l’immeuble d’un substitut de l’avocat général rue de Clichy.

Pour venger Ravachol, le 9 décembre 1893 l’anarchiste Auguste Vaillant jette une bombe artisanale dans la chambre des députés, faisant quelques blessés. Après cette attaque, l’État et la Justice s’emballent, et font voter en toute hâte des lois d’urgence. L’apparition de ce que Raphaël Kempf nomme “les lois scélérates”.

La première d’entre elle modifie la loi relative à la liberté de la presse de 1881. Cette loi punit la provocation indirecte, soit l’apologie, menant à une arrestation préventive. La deuxième prévient des associations de malfaiteurs et encourage la délation. La troisième condamne tout simplement les organisations anarchistes.

Une du Petit Journal après l'attentat anarchiste de Edouard Vaillant en 1893. Photographie : wikipedia domaine public
Une du Petit Journal après l’attentat anarchiste de Auguste Vaillant en 1893. Photographie : wikipedia domaine public

L’urgence, une caractéristique de la “loi scélérate”

Ces trois lois sont votées seulement quelques temps après l’attentat d’Auguste Vaillant ; la première est votée immédiatement, deux jours après l’attaque. “Cette précipitation est caractéristique d’une loi dite scélérate” raconte Raphaël Kempf. L’histoire se répète beaucoup plus récemment. Après les attentats meurtriers de Janvier 2015 à Paris, “Christiane Taubira prend en urgence une circulaire, qui est à mon avis une circulaire scélérate, circulaire qu’elle adresse aux procureurs de la République de toute la France. Elle va leur demander d’appliquer avec la plus grande sévérité la loi sur l’apologie du terrorisme, qui vient directement de la première des trois lois scélérates”.

Raphaël Kempf fait aussi remarquer la scélératesse d’autres lois “utilisées de façon industrielle” depuis l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo et la mise en place de l’état d’urgence qui a suivi. L’avocat mentionne notamment l’article 222-14-2 du code pénal voté en 2010 et rapporté par Christian Estrosi. Ce dernier condamne “la participation à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens”.

Punir avant même l’existence d’une infraction

Initialement, cette loi vise à endiguer la délinquance dans les quartiers. “Il s’agissait de punir avant la commission d’une infraction, en partant du postulat implicite que des jeunes qui se réunissent dans l’espace public ne peuvent avoir d’autre intention que de fomenter des troubles”, avance Raphaël Kempf dans un article paru dans le Monde Diplomatique.

Il constate une utilisation infra-judiciaire de la troisième des lois scélérates, permettant l’arrestation préventive et la perquisition de logements de militants. De la même façon, depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, les placements en garde à vue en amont des manifestations punissent non pas un fait avéré mais la simple intention de participer à un rassemblement.

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Régulièrement abrogées ou remaniées, les lois scélérates demeurent omniprésentes aujourd’hui, et représentent un réel danger estime l’avocat. “C’est une constante de l’histoire des lois d’exception et notamment des lois scélérates, de voir qu’elles sont rapidement appliquées au-delà de l’ennemi ou de l’adversaire prétendu légitime à abattre” détaille-t-il. Alors que le président de la République Emmanuel Macron évoque depuis quelques semaines “une société de la vigilance”, Raphaël Kempf et plusieurs de ses consœurs et confrères continuent de lutter pied à pied dans les tribunaux contre ces “lois scélérates”.

Un reportage réalisé par Baptiste Botella

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