Le documentaire Volver a ver (2018) de Judith Vélez A., revient sur la résistance autochtone “campesina” d’Ayacucho au Pérou souvent occultée pendant le conflit armé des années 1980 à 2000 entre l’Etat et le Sentier Lumineux, insurrection armée issue du Parti communiste péruvien.
Presque 20 ans après la fin des affrontements et la sortie du documentaire Volver a ver, les photographes Vera Lentz, Alejandro Balaguer et Oscar Medrano reviennent sur leurs pas à Ayacucho dans les Andes péruviennes où ils et elles avaient photographié les populations locales, démunies face aux menaces qui leur pesaient dessus de toutes parts — du Sentier lumineux d’un côté mais aussi des forces armées de l’Etat, dont la violence a souvent et largement été sous-estimée. Peu nombreux à s’aventurer dans ces zones de conflit, les travaux de ces photographes, pour la plupart indépendants, constituent aujourd’hui des archives essentielles pour comprendre les différents enjeux du conflit mais aussi le rôle des parties impliquées dans la guérilla. Une guérilla où les communautés andines ont dû faire face à une irruption brutale des maoïstes et des militaires dans leur vie.
Sortir des images figées du conflit
Le jeu d’ellipses temporelles qui oscille entre les archives photographiques et l’oeil de la caméra qui s’attarde sur les mêmes situations au moment présent, donne corps au travail mémoriel mis en œuvre par la réalisatrice. Clarifier les zones d’ombres du conflit passe, dans le film et à l’instar de tout un corpus d’œuvres diffusées actuellement, par un travail sur les représentations. Et la représentation des peuples Quechuas des Andes péruviennes et des femmes appartenant à ces communautés pose question. Surtout, dans un contexte où les rapports de la Commission de la Vérité et de la Réconciliation mis en place en 2001 par le régime de transition, ainsi que des recherches ultérieures, ont remis en cause un certain nombre de conclusions et de représentations vis à vis du conflit qui s’étaient imposées sous le régime de l’ex-président Alberto Fujimori. Ce dernier avait d’abord été salué comme héros pour avoir “maté” le groupe d’influence marxiste-léniniste-maoïste du Sentier Lumineux et mis fin à l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire du pays. Un décompte qui s’élève aujourd’hui à environ 69 000 victimes et autour de 15 000 disparus. L’ex-dirigeant du Pérou a depuis été incarcéré, reconnu coupable de corruption et de crimes contre l’humanité. Sa responsabilité a notamment été démontrée dans le commandement de plusieurs massacres durant le conflit armé.
“Dans un contexte où, dans l’actualité péruvienne, il y a énormément de tensions politiques face au conflit armé et où chaque camps cherche à faire valoir son récit historique, il y a une image de la victime autochtone innocente, passive et dépolitisée qui s’est dégagée,” clarifie la chercheuse Tania Romero Barrios, doctorante à l’université Paris VIII spécialisée en études hispaniques et de genre. “Et qui s’avère nécessaire pour donner une légitimité à la quête actuelle de vérités et de disparus etc… mais le documentaire montre aussi l’autre versant des victimes, c’est à dire leur rôle en tant qu’agent.e.s dans le conflit.”
Un exercice que la documentariste cherche à entreprendre, en sortant du cadre binaire bourreaux/victimes pour porter un regard sur les méthodes et moyens de défense des communautés de l’Ayacucho et sur les femmes qui ont elles aussi pris les armes pour se défendre. La réalisatrice insiste sur leur place en tant qu’agent.e.s actives pendant la guérilla mais pas seulement en tant que “femme fortes”, héroïnes de guerre comme on l’entend traditionnellement. Elle rend visible leurs trajectoires à travers leur implication au sein des comités d’auto-défense et aussi par tout le travail de soin ou care work en anglais, dont elles ont pris la charge presque exclusivement puisque la majorité des morts pendant le conflit étaient des hommes. Par conséquent, comme le rappelle Tania Romero Barrios, aussi pendant la période dite du post-conflit où ce sont principalement elles qui se sont mobilisées pour exiger un travail mémoriel — aussi important symboliquement dans l’imaginaire collectif que pour repenser un conflit toujours polémique, pour la recherche des disparus et la mise en œuvre d’une justice transitionnelle après la chute de Fujimori.
Violence politique et violences faites aux femmes
Un des éléments récurrents dans le documentaire mais qui n’est pas propre à cet épisode de l’histoire péruvienne demeure la violence faite aux femmes, qui dans un contexte de militarisation des rapports sociaux se retrouve exacerbée. Le corps des femmes devient autant un territoire de conquête, de butin de guerre, qu’un instrument d’humiliation pour ravager des communautés entières. Dans une des dernières séquences du film, la responsabilité des armées de l’Etat est soulevée même si la question n’est abordée que timidement. Comme le souligne Tania Romero Barrios, le rapport de la Commission pour la vérité et la réconciliation a démontré l’immense majorité de ces viols (83%) ont été commis par les militaires de l’Etat, en toute impunité. Si le Sentier Lumineux s’est également rendu coupable de ces violences, il demeure l’un des groupes politiques où il y a eu une surreprésentation de la participation des femmes en tant que cadres du mouvement et qui a donné une importance indéniable au rôle politique des femmes dans la lutte armée.
Sortir des images figées est essentiel pour participer au travail de mémoire et mettre fin aux cycles de violence, mais aussi pour obtenir réparation car l’Histoire tarde à rendre les honneurs à ces femmes qui continuent aujourd’hui de se battre. L’association ANFASEP à l’image des femmes de la place de mai en Argentine, rassemble les femmes d’Ayacucho qui s’organisent pour la recherche des disparus et le soutien des victimes du conflit. Leur association existe depuis maintenant plus de 35 ans. Pourtant, leur travail reste peu connu du grand public à l’échelle nationale et internationale. Dans un pays qui reste très largement traversé par des tensions racistes et classistes, et où la notion même de “post-conflit” reste à interroger quand la violence continue de sévir, il est peu surprenant selon Tania Romero Barrios, que ces femmes andines pour la plupart quechuaphones et de classe populaire souffrent encore d’un manque de reconnaissance.
Pour aller plus loin :
Femmes en armes, Itinéraires de combattantes au Pérou (1980-2010), Camille Boutron (Presses Universitaires de Rennes), 2019.
Sur les sentiers de la violence, Politiques de la mémoire et conflit armé au Pérou, Valérie Robin Azevedo (Editions IHEAL), 2019.
Pour les hispanophones : “Enfoques, discursos, y memorias: Producción documental sobre el Conflicto armado interno en el Perú” Pablo Malek.
Un reportage réalisé par June Loper