Le meurtre de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie tué après avoir montré en cours des caricatures réalisée par Charlie Hebdo, anime depuis plusieurs jours le débat en France. Parmi les coupables désignés, les réseaux sociaux et internet. Il faut plus de surveillance, plus de contrôle, la fin de l’anonymat affirment les voix les plus zélées. On évoquait en mai dernier justement ce contrôle avec Félix Tréguer, chercheur associé au CNRS. À la lumière de l’actualité, réécoutez cet épisode 6 de notre série «Ceci n’est pas une Parenthèse », nos entretiens sur le monde d’après réalisé entre les mois d’avril et juin 2020.
État d’urgence sanitaire, application StopCovid, drones, back-tracking, censure, surveillance… Les pratiques liées au contrôle social peuvent faire peur. Pour ce sixième épisode de Ceci n’est pas une parenthèse, nous recevons Félix Tréguer, chercheur associé au centre Internet et Société du CNRS, et cofondateur de la Quadrature du net, association pour la liberté sur internet.
« On a cette idée d’une société hygiéniste, devant adopter des gestes barrières, la distanciation sociale et toutes ces nouvelles peurs qui s’articulent à tout un tas de pratiques de contrôle. C’est une modalité de légitimation supplémentaire qui s’ajoute à des dérives », détaille le cofondateur de la Quadrature du Net. Cette association, fondée en 2008, milite pour les libertés fondamentales dans l’environnement numérique et se positionne en faveur d’un internet libre, émancipateur et décentralisé. Aussi, en septembre 2019, Félix Tréguer publiait L’utopie déchue : une contre-histoire d’internet, aux éditions Fayard.
La surveillance : un phénomène ancien
La société de surveillance n’est pas inhérente à la situation actuelle. D’ailleurs, il n’est pas nouveau que des outils comme StopCovid soient développés, pour faire face à des crises sanitaires. « La dernière grande peste qui a touché le sol français, c’était la peste de Marseille, autour de 1720. C’est une époque où se développe de nombreux registres et autres fichiers de police », explique le chercheur.
Ainsi, au 19ème siècle, on voit également apparaître de nouveaux moyens de régulation. « Sur le sol britannique on passe à un régime qui est moins coercitif et qui s’appuie beaucoup sur la liberté individuelle. Les personnes susceptibles d’être malades sont responsables juridiquement, et pénalement s’il le faut », poursuit Félix Tréguer, « ça fait largement écho à ce à quoi on est confronté aujourd’hui. »
La crainte de la normalisation de la surveillance pour Félix Tréguer
Le 2 juin 2020, l’application StopCovid, qui fonctionne via Bluetooth, devrait être disponible. Son efficacité reste douteuse selon Félix Tréguer, mais c’est davantage sa banalisation qu’il remet en cause : « Ça renvoie à une forme de solutionnisme technologique et cette idée que la technologie est toujours une réponse à des problématiques politiques. Ce qui est une idée fausse et dangereuse. »
La société de surveillance et sa banalisation ne se résument pas seulement à l’application gouvernementale StopCovid. En effet, elle englobe de nombreux outils et pratiques. À Hong-Kong, les voyageur·euses sont placé·es en quarantaine, avec un bracelet électronique. En Pologne, les personnes mise en quarantaine doivent attester de leur présence à la maison en envoyant régulièrement des selfies. Dans une province australienne, « le gouvernement a autorité pour faire installer des objets connectés dans les domiciles des personnes en quarantaine ». En Russie, la reconnaissance faciale s’utilise de plus en plus.
Drônes, Tracking, StopCovid : « On refuse ces technologies »
En France, avant StopCovid, des drones ont été utilisés pour faire respecter le confinement. On l’a vu à Nice, Paris, Montpellier ou encore Rennes. En réalité, ils sont utilisés depuis plusieurs années, comme le documente la campagne Technopolice. Pourtant, leur usage s’est amplifié avec la crise.
« On refuse ces technologies. On pense que c’est des modalités de contrôle et de surveillance qui sont déshumanisantes et qu’on doit les refuser, mais en plus c’est illégal », déclare Félix Tréguer. La Quadrature du net et La Ligue des droits de l’homme ont déposé un recours en justice, sur leur utilisation. Et pour une fois : c’est une victoire. « La décision (ndlr : du conseil d’État) reconnaît l’illégalité de tout drone qui, volant suffisamment bas et étant équipé de caméra, permet à la police de détecter des individus, que ce soit par leurs habits ou un signe distinctif », annonçait la Quadrature du Net, le 18 mai 2020.
Sur le même thème : écoutez notre entretien avec l’avocat Raphael Kempf sur l’État d’urgence sanitaire et les libertés confinées.
S’émanciper de la société de surveillance
Alors, comment faire pour s’émanciper d’un environnement dans lequel nous semblons plongé en permanence ? « C’est extrêmement compliqué car cette société de la surveillance forme un système avec lequel on est obligé de composer. […] On ne s’affranchira jamais du risque d’être identifié mais on pourra rehausser le coût de la surveillance », explique le cofondateur de la Quadrature du Net.
Internet est notamment un lieu où se tissent les solidarités, où se mettent en place des résistances. « Il est encore possible je crois d’en inventer des modalités, cette idée d’un réseau de communication transnational décentralisé », détaille le chercheur. C’était l’idée des utopies numériques des années 90. Plus de 20 ans plus tard, Félix Tréguer prône « un réseau beaucoup plus simple, moins énergivore, peut-être plus lent et intermittent ».
La Quadrature du Net est historiquement liée au mouvement du logiciel libre. Pourtant, les limites de la technologie pousse ses membres à se tourner vers des outils plus traditionnels. Cela passe par exemple par « des réunions dans les villes à l’échelle de quartier. On publie aussi des livres ».
Retrouvez, chaque vendredi, un nouvel épisode de votre podcast « Ceci n’est pas une parenthèse » sur le flux « penser les luttes ».
Un podcast réalisé par Noan Ecerly. Photo de Une : Pierre-Olivier Chaput pour Radio Parleur. Article mis à jour le 20 octobre 2020.