Partir défendre une révolution au Rojava, revenir, et être dans le viseur des renseignements. C’est ce qui est arrivé à Libre Flot. Dans l’affaire du « 8 décembre », le Rojava est central. Sans lui, pas d’enquête, pas de pseudo chef, pas de soi-disant transmission de savoir. Mais l’ancien volontaire n’est pas seul. Pour la plupart de ces internationalistes, le retour au pays se fait sous le regard de la DGSI.

Nous sommes au début des années 2010. Une vague de révolte se répand partout au Proche et Moyen-Orient. En Syrie, Bachar al-Assad, fils du précédent président, Hafez al-Assad, dirige le pays d’une main de fer. En 2011, c’en est trop, le peuple se soulève : c’est la « révolution syrienne ». S’ensuit une guerre civile féroce, et la répression sanglante d’Assad et de ses alliés. C’est de ce chaos qu’émergera le Rojava, « l’ouest » en kurde, un territoire autonome situé entre la Syrie, la Turquie et l’Irak.

En 2014, Daesh accule les combattant·es kurdes lors de la bataille de Kobané. Ces dernier·es lancent alors un appel au soutien international adressé tant aux États qu’aux volontaires internationaux. Cet appel pour un renouveau de « l’internationalisme de combat » se formalise l’année suivante et accouche en 2015 d’un premier bataillon internationaliste. Un bataillon
qui rappelle ceux des volontaires internationaux existants lors de la guerre d’Espagne de 1936 qui opposait républicains, communistes et anarchistes au péril fasciste de Franco. À partir de 2017-2018, plusieurs centaines de volontaires internationaux rejoignent les rang des YPG, les unités de protections du peuple.

Une révolution à défendre

Le Rojava n’est pas qu’un territoire administré par des Kurdes combattant Daesh. C’est aussi une révolution : celle du Confédéralisme démocratique. En quelques mots, le mouvement révolutionnaire kurde symbolise le pouvoir des communes contre celui de l’État, la libération des femmes par elles-mêmes et l’écologie sociale. C’est aussi ça qui a poussé Libre Flot à rejoindre le Rojava en 2017.


Sur le même sujet : Loughar, français au Rojava, “Ici on défend une autre manière de vivre”


Malgré leur combat contre l’État islamique aux cotés d’une force membre de la Coalition internationale anti-terroriste, ces volontaires internationalistes vont se retrouver dès leur retour dans le viseur des renseignements. « Si tu as le malheur d’avoir été au Rojava dans le militaire, que les renseignements le savent ou le supposent… Si t’es militant·e d’extrême-gauche et que tu continues à l’être à ton retour… Là, c’est la merde pour toi » témoigne à notre micro un ancien volontaire internationaliste.

Les « revenants », c’est le terme appliqué par les renseignements pour désigner ces français partis grossir les rangs de l’État islamique en Syrie. Celles et ceux les ayant combattu sur place du coté kurde porteront le même attribut : les « revenants » du Rojava.

Un retour sous surveillance

Ces militant·es internationalistes font l’objet d’un « très lourd suivi policier-administratif » au quotidien selon ce même ex-volontaire. Libre Flot en atteste également : « Le premier contrôle routier que j’ai fait [en rentrant du Rojava] a duré trois quarts d’heure. Depuis, tous mes contrôles routiers durent trois quarts d’heure ».

Franchir des frontières, même en Europe, n’est plus anodin. C’est ce que nous raconte l’ancien volontaire : « Dès qu’on scanne tes papiers d’identité, il y a une fiche de renseignements très minimaliste qui apparaît avec un protocole de questions à poser pour l’agent d’État qui va te contrôler. C’est chiant parce que parfois t’es retenu pendant des heures. Parfois tu loupes ton avion, tu loupes ton bateau, tu loupes ton train… Tout ça parce que t’es jamais à l’abri d’un contrôle d’identité un peu plus poussé ou d’une garde à vue dans le pays dans lequel tu transites ou dans lequel tu vas… »

Trouver un travail peut aussi s’avérer être une épreuve : « Avec plusieurs camarades, il y a plusieurs métiers où on a postulé, et où on est niqué·e parce que la préfecture peut te signaler. Il y a certains champs universitaires qui sont interdits. Si tu veux étudier certaines questions, ils peuvent être considérés comme sensibles. C’est pas possible de les suivre parce que tu as des enquêtes de sécurité qui sont menées ».

Le Rojava, « du pain béni » pour la DGSI

Comment ne pas lier la question du Rojava et celle du 8 décembre ? Pour l’ancien volontaire, « le Rojava a été du pain béni pour les renseignements. Parce que c’est un peu “Ah, vous voyez lui, il a eu une expérience de guerre, lui il s’est formé là-bas, il s’est formé aux armes et à d’autres choses. Il s’est formé, il revient et forme d’autres personnes’ ».

Pour Coline Bouillon, avocate de Libre Flot, impossible de ne pas lier le Rojava et l’affaire du 8/12 : « Tout commence par le Rojava. On surveille une personne qui s’y est rendue et qui revient en France, mais on nous martèle que cette affaire n’a aucun lien avec le Rojava. L’ordonnance de renvoi établit des liens avec l’attrait pour des groupes guerriers au Rojava qui n’ont aucun rapport avec les inculpé·es. On se sert de ces allusions pour insinuer l’idée qu’une personne serait allée au Rojava. Avec l’idée de ramener en France un savoir militaire afin de commettre des actes de terrorisme alors même qu’aucun élément ne permet d’aller dans ce sens ».

Une affaire politique

Le Rojava occupe donc une place centrale dans cette affaire. Mais le cas du 8 décembre est avant tout une affaire propre à l’anti-terrorisme français. Constance Rosalie a mené un travail de recherches en sciences politiques, sur la criminalisation des ancien·nes volontaires au Rojava. Selon ses recherches, la DGSI, comme les autres services publics, est soumise à une nécessité de rendement. La structuration des services y est également cloisonnée. Une partie enquêtant sur l’ultra-gauche, une partie sur l’ultra-droite, etc. Une situation pouvant laisser planer le doute sur la nécessité pour les différents services de sortir des affaires pour exister.

Néanmoins, pour la chercheuse, « cette affaire du 8 décembre est plus politique et conjoncturelle que financière ». Celle-ci répondrait d’une double nécessité : « D’abord celle de montrer la réalité de la menace de l’ultra-gauche à un moment où les médias en parlaient beaucoup avec la loi sécurité globale. Dans un second temps, de montrer l’efficacité des services à répondre et à lutter contre cette menace ».

Une « hypothèse très clairement confirmée » selon elle par « les communications publiques qui ont éclos au lendemain des arrestations du 8 décembre. On avait les propos de Laurent Nuñez dans les colonnes du Figaro. Et surtout le tweet de Gérald Darmanin du 11 décembre 2020, dans lequel il félicitait la DGSI d’avoir su “protéger la République contre les activistes violents de l’ultra-gauche qui voulaient la détruire” ».

Une administration de double nature

Mais surtout, affirme Constance Rosalie : « L‘élément-clé, à mon sens le plus important à souligner dans l’hypothèse d’une affaire politique, c’est ce qu’est la DGSI : une institution hybride. Elle est un service de renseignement sous l’autorité du ministère de l’Intérieur. Mais aussi un service de police judiciaire sous l’autorité du Parquet national anti-terroriste. Ce qui veut dire que, en France, la DSGI est à la fois sous l’autorité du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire ». Une double nature, nous avertit-elle, qui peut pose « tous les problèmes qu’on peut imaginer en termes de séparation des pouvoirs. Ce qui est d’ailleurs parfaitement dénoncé au niveau européen ».

Le « 8 décembre », une affaire politique donc ? Comme toutes celles de l’anti-terrorisme finalement, puisque l’appellation terroriste, loin d’être anodine, sert à l’État pour désigner ses ennemis. Il est légitime de douter du caractère politique de la DGSI, ici quasiment juge et parti. Les biais de l’enquête sont clairs : parce que militant politique ayant pris les armes dans un conflit armé révolutionnaire, Libre Flot est un ennemi potentiel, un danger. Il est le seul des sept inculpé·es pour qui il est requit un mandat de dépôt et six ans de prison. Délibéré rendu le 22 décembre 2023.


Une enquête en cinq épisodes de Pierre-Louis Colin. Écriture et production : Pierre-Louis Colin et Violette Voldoire. Réalisation : Arthur Faraldi. Ambiance sonore : Arthur Faraldi et Victor Taranne.