L’affaire du “8 décembre 2020”, la nouvelle fable de la DGSI. Le procès des 7 inculpé·es touche à sa fin. Dans cet épisode, nous revenons sur la construction de l’enquête anti-terroriste et la logique inquisitrice qui en découle.
“Il y a une logique inquisitrice dans ce procès évidemment” atteste Coline Bouillon, une des avocates de Libre Flot. L’Inquisition, parlons-en. Sa logique est simple, et Oreste Scalzone la résume avec brio dans La révolution et l’État : “Dans le dispositif ‘logique’ de l’Inquisition (comme dans le délire paranoïaque), l’axiome de départ – le soupçon posé comme certitude – ne trouve que ce qu’il cherche, ou plutôt ce qu’il prétend avoir déjà découvert. Les sophismes, les coïncidences et les constructions constituent la ‘preuve logique’”.
C’est cette logique que les inculpé·es ont eu à affronter tout ce mois d’octobre. Klo, une des personnes arrêtées le 8 décembre 2020, se souvient de son interrogatoire avec les renseignements :“Ils sont déjà tellement persuadés de leur scénario qu’ils sortent quelques éléments de ta vie qu’ils font coller à leur scénario et tu te dis ‘ça sert à rien de leur répondre’ parce que quoi que je leur réponde, ils sont déjà persuadés de leur version”.
C’est également le ressenti de Will, un des prévenus de l’affaire :“Si on a des armes c’est forcément pour tuer des gens. Si il y en a qui font du drône, c’est fatalement pour pouvoir foutre des explosifs sur le drône. Si quelqu’un est parti au Kurdistan c’est fatalement pour pouvoir revenir avec une expérience militaire. Le fait d’avoir Whatsapp et Signal sur son téléphone c’est une ‘volonté manifeste de vivre dans la clandestinité’”. Les éléments les plus anodins deviennent des “preuves logiques”.
“Une machine à raconter des histoires”
La DGSI est finalement “une machine à construire des histoires”, pour citer Raphaël Kempf. Un constat partagé par Guillaume Arnaud, l’avocat de l’une des prévenues : “On se retrouve avec des centaines d’heures d’écoute. Une dizaine de pages de retranscriptions. Il faut se poser la question de comment on fait le choix de ce qu’on retranscrit ou pas : c’est un prisme de lecture, c’est la construction d’un récit”. De plus, comme le signale l’avocat, “on vient accoler une discussion qui aura lieu le 2 du mois et une discussion qui aura lieu le 31 du mois suivant” quand “le corps de la vie” tient plutôt de ce qu’il aura eu entre ces deux discussions.
Pour contrer ce phénomène, la Défense n’a eu cesse de demander la totalité des écoutes. Des demandes maintes fois refusées “pour protéger la vie privée” des prévenu·es. Les écoutes gardées ne seraient que celles “utiles au dossier”.
Une vision complètement désavouée, évidemment, par le ministère public lors de son réquisitoire de plusieurs heures mercredi dernier. Benjamin Chambre, procureur, décrivait “une vision fantasmé et injuste de la DGSI”. Avant d’assener lors de son réquisitoire que, si la DGSI s’est intéressée à Libre Flot, ce n’était pas pour rien, mais parce qu’il serait “un vétéran armé avec une volonté d’action violente”.
Le spectre de l’ultragauche
Dans ce récit grossièrement ficelé, un terme joue un rôle central : “l’ultragauche”. Un terme adopté par les renseignements et repris par le parquet. Benjamin Chambre y consacra un long moment lors de son réquisitoire. Dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel, on trouvait déjà une dizaine de pages consacrées à la notion. Un propos liminaire ayant pour but, selon Coline Bouillon, de “terroriser le lecteur” et donc les magistrats.
Lors du réquisitoire, on a pu assister à un exposé complet autour de la “mouvance” faisant le lien entre l’assassinat de Sadi Carnot, les Brigades rouges, Action directe ou encore la Conspiration des cellules de feu pour en arriver aux inculpé·es du 8 décembre. Pour le procureur, il ne s’agit évidemment pas “d’assimiler les prévenu·es à Action directe” mais simplement de “situer Action directe” historiquement et politiquement “pour montrer que l’extrême gauche a tué“. En bref, comme il le dit lui-même, Benjamin Chambre “tire des grands traits”.
Un chef d’inculpation parfait
Pour judiciariser le soupçon premier, le chef d’inculpation “d’association de malfaiteur terroriste” (AMT) est tout trouvé. D’abord, comme le souligne Coline Bouillon, “il permet d’ouvrir une procédure en matière criminelle, et donc de s’offrir tous les moyens d’enquête les plus intrusifs“. Ensuite, ce chef d’inculpation va “réprimer non pas le fait d’avoir procédé à la réalisation d’actes criminels ou délictuels et encore moins terroriste, mais simplement d’en avoir eu l’intention” développe l’avocate.
Ce que le chef d’inculpation condamne, ce n’est pas d’avoir eu un “projet terroriste” et d’avoir été pris “la main dans le sac“. C’est bien “le simple fait d’avoir commis les actes d’infractions qui sont caractérisés comme des actes préparatoires qui permet à la justice anti-terroriste de supposer la réalisation d’une association de malfaiteur en vu d’une entreprise terroriste“.
Et l’innocence présumée ?
Une des jurisprudences les plus désastreuses en la matière est très certainement celle du procès de Mohamed Merah. À l’époque, le vendeur d’arme du meurtrier est condamné dans le cadre de l’AMT. Il n’avait alors ni connaissance de ces velléités et ne partageait pas non plus ses convictions. Une évolution jurisprudentielle soulignée par Guillaume Arnaud : “Nous sommes de plus en plus dans une jurisprudence qui nous dit que ‘il devait nécessairement avoir connaissance de la commission ou de la volonté de commission de l’infraction’“. Une jurisprudence qui colle parfaitement au scénario du PNAT, rappelé par le procureur lors de son réquisitoire. Un leader charismatique, Libre Flot, aurait embrigadé des personnes ayant ses convictions idéologiques, pour un projet dont elles n’avaient pas forcément conscience.
Dans ce procès, quid de “la présomption d’innocence” ? “En matière terroriste, explique Guillaume Arnaud, on se retrouve avec cette bascule de la preuve où tout à coup, on demande aux gens de démontrer qu’ils sont innocents”. Un phénomène typique également de la logique de l’Inquisition décrite par Scalzone :“Le renversement de la charge de la preuve et le passage de la présomption d’innocence au soupçon comme vérité […] mettent en demeure de devoir démontrer son innocence alors même que l’on est pas accusé d’avoir commis un acte illégal mais uniquement d’être subversif”.
Un procès qui fera date
Dans cette affaire, il n’y a eu aucun attentat. Aucune trace qu’un attentat se préparait. Rien. Seulement des bribes, mises bout à bout par des enquêteurs, spéculant une intention de faire quelque chose. Mais quoi ? Le parquet national anti-terroriste ne le dis pas clairement. Le procès du 8 décembre fera date, c’est sûr. Par la démesure des moyens mis en place par les services de renseignement. Mais aussi parce qu’il peut marquer un tournant répressif pour le mouvement social. C’est également la crainte de Guillaume Arnaud qui redoute “le risque que toute forme de militantisme puisse venir très vite se retrouver sur une qualification terroriste. C’est une porte ouverte extrêmement dangereuse. Elle pourrait l’être encore plus en vue d’un changement de gouvernement ou d’une radicalité gouvernementale qui s’installe“.
Les inculpé·es encourent aujourd’hui de 2 à 6 ans de prison. Libre Flot est le seul prévenu pour qui il a été requis un mandat de dépôt. Le verdit du procès sera rendu le 22 décembre prochain.
Cet épisode est le deuxième d’une série de 5 épisodes.
Crédits finaux : Une enquête en cinq épisodes de Pierre-Louis Colin. Écriture et production : Pierre-Louis Colin et Violette Voldoire. Réalisation : Arthur Faraldi. Ambiance sonore : Arthur Faraldi et Victor Taranne.