En janvier 2023, les personnes qui vivent et s’organisent dans l’espace autonome des Tanneries et au quartier libre des Lentillères à Dijon communiquent sur une découverte inquiétante : des caméras cachées dans de faux boîtiers électriques filment leur quotidien depuis 2019.   

Après un temps de réflexion collectif, la riposte s’organise. Elle commence par la médiatisation : il faut exposer ce qu’on a cherché à dissimuler. Soucieux·ses de participer à cet effort, nous nous sommes rendue·s sur ces lieux de luttes. Entre un petit-déjeuner et un goûter bien appréciés dans les TER de Bourgogne-Franche-Comté, nos camarades et ami·es dijonnais·es nous racontent leur combat.

Comprendre ce que les caméras sont

 

 

La première question intuitive : d’où viennent-elles ? Après enquête, il s’agit de la caméra Axis Q6155-E. Le fabriquant est une société « leadeuse » en matière de surveillance. Le prix de la caméra frôle les 4000 euros. Si l’on ajoute à cela le coût de l’installation, nécessairement sous couverture, impossible de penser qu’un particulier puisse en être à l’origine. Noémie Levain, juriste à la Quadrature du net, confirme : « Le contexte des caméras dans des lieux militants et le prix laissent présumer assez facilement que ce soit les services de renseignements ou la police. »

Première photo : © Caméra Axis
Deuxième photo : via Reporterre, « A Dijon, l’espionnage cible des militants politiques»

De plus en plus banalisée, la surveillance, qu’elle émane d’instance étatique ou policière, est néanmoins censée respecter un cadre. Celui, d’une part, de la loi renseignement de 2015 qui stipule l’obligation de passer par la validation du CNCTR (la Commission Nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement) et celui, d’autre part, d’une enquête juridique au sein de laquelle un juge renouvelle l’autorisation aux techniques de surveillance. Dans un cas comme dans l’autre, pour Noémie, difficile de comprendre pour quelles raisons valables ces autorisations auraient été renouvelées pendant des années : « on est très circonspect·es sur la légalité de ces dispositifs même si l’on sait qu’ils peuvent en pratique faire des choses illégales et excessives.» De là naît l’intuition d’un abus.

Sur le même thème, retrouvez notre entretien avec Felix Treguer, cofondateur de la Quadrature du net

Comprendre ce que les caméras voient

Qu’est-ce que ces caméras surveillent ? Deux endroits stratégiques sont visés : les accès les plus utilisés par les habitant·es de l’espace autogéré des Tanneries et du Quartier libre des Lentillères.

Ce dernier, squatté depuis 30 ans maintenant, s’étend sur une dizaine d’hectares d’anciennes friches. Il est tenu par une douzaine de collectifs d’habitation qui construisent ensemble un projet d’autonomie alimentaire. Cette autonomie tient par la mise en place de grandes cultures, de jardins autogérés et d’un marché à prix libre. Historiquement et politiquement, les Lentillères sont liées à l’espace autonome des Tanneries où nous avons été accueilli.es.

Aux Tanneries, plus de champs à l’horizon mais un vaste hangar haut en couleurs en bordure de tramway. A l’intérieur, une salle de concert, une bibliothèque, une salle de cinéma, une autre d’archives, un atelier d’impression, une cuisine collective, des sleepings… Tout autant de ressources mises à disposition des luttes proches et lointaines. Nora, habitante et usagère du lieu, raconte : « Dans les années 90, les Tanneries avaient une énorme ampleur, y compris à l’internationale. C’était une sorte de plaque tournante de l’organisation de l’autonomie politique, mais aussi un lieu de vie et de contre-culture hyper fort dans la ville, en lien avec plein de collectifs et d’associations. »

A l’origine, il s’agissait d’un squat menacé d’expulsion dont la défense a imposé un rapport de force tel que la mairie s’est trouvée obligée d’offrir un autre lieu ; celui des Tanneries actuelles qui sont donc conventionnées. Nora indique que ce relogement est avant tout un « pari politique » qui permet de pérenniser « une base arrière ultra confortable d’organisation.» C’est sur la base de cette stabilité matérielle que les habitant·es des lieux décident de rétorquer publiquement face à la surveillance étatique.

Les conséquences et la lutte à mener

Cette découverte est le signe d’un phénomène général d’expansion de la société de surveillance mais aussi la preuve matérielle que la technologie n’est pas neutre, que cette surveillance est politique. « On est choqué·es mais pas surpris·es parce que ce sont des choses qui arrivent dans plein d’autres lieux » confie Faustine, également habitante des Tanneries. « Pour nous, ça fait écho avec ce qui s’est passé à Tarnac ou à Bure, à savoir des tentatives de créer des associations de malfaiteurs pour briser des dynamiques militantes. »

Si la riposte publique participe de la dénonciation d’un abus étatique, localement elle permet aussi de contrecarrer le coup psychologique du phénomène de surveillance. « Le sentiment d’être surveillé·e fait que tu te mets à analyser tout ce que tu fais dans ta vie, pour que la police ne puisse rien retourner contre toi. Ça créé une forte culture du secret, du soupçon et donc de la difficulté à communiquer entre les personnes » affirme Faustine. Face à la tension que la surveillance installe au sein des lieux de vie militants, il s’agit de retrouver une colère collective. Le samedi 18 février, les militant·es ont ainsi organisé un bal masqué contre l’espionnage et ont réussi – malgré l’interdiction préfectorale posée la veille et l’impressionnante présence policière le jour même – à mener le cortège festif jusqu’à la mairie.

Après la réplique médiatique, la question de la stratégie juridique est en cours de réflexion. Le procès mené à Bure a par exemple permis de récupérer le dossier d’instruction et d’avoir accès au détail de la surveillance. Mais le chemin du recours juridique, marqué d’un lourd enjeu politique, est coûteux et la possibilité d’une condamnation de la police ou de l’État bien lointaine.

Tandis que les militant·es sur place s’entourent et s’organisent, nous restons dans les parages, prêt·es à soutenir dans la durée cette entreprise d’autodéfense.

Pour en savoir plus : Le documentaire « Pied de biche » disponible sur Viméo raconte l’histoire des Tanneries et de son lien avec le quartier des Lentillères.

Un reportage de Pierre-Louis Colin et Kaïna Benbetka