La guerre des mots Framont derkaoui

Retrouver nos mots et nos combats, avec Nicolas Framont

Que penser sans langage ? Que dire sans mots ? Comment se révolter sans définir l’ennemi ? Dans le conflit de classe, imposer ses mots revient à imposer son système de pensée. Dans leur dernier ouvrage, La guerre des mots, combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie, Nicolas Framont et Selim Derkaoui analysent ce phénomène et proposent de remettre la notion de classe sociale au centre du discours. Entretien.


Dans la lignée du magazine en ligne Frustration lancée par les deux auteurs en 2016, La Guerre des Mots est à la fois une pierre à l’édifice permettant de décrypter le langage de la bourgeoisie et un pavé lancé à son encontre. Les auteurs y réalisent « la critique des mots existants dans le débat public, imposés par le système capitaliste pour en imposer de nouveau, […] pour penser la réalité sociale ».

Combattre les mots de la bourgeoisie

La bourgeoisie, dans sa lutte pour rester «aux commandes» et «diriger la société» la société, a ses mots. Ils ont une fonction : «masquer le rapport de classe». Pour Nicolas Framont «l’idée» de la bourgeoisie est de partir de ce que nous ressentons pour nous emmener ailleurs. Pour l’auteur,«la lutte des classes c’est quelque chose qu’on ressent tous, qui nous fait bouillonner et l’intérêt de la classe bourgeoise c’est de le dériver sur d’autres choses ». Dans l’arsenal langagier de la bourgeoisie, un terme : «l’égalité des chances», a retenu notre attention.

A priori, personne ne peut s’y opposer. Et pourtant, comme nous le rappelle le sociologue : « l’égalité des chances est venu se substituer à l’égalité tout court ». Elle serait «l’idéal libéral d’une société compétitive dans laquelle chacun serait sur la même ligne de départ» mais où «la ligne de départ n’existe pas». De plus, la question de savoir si une société où chacun·e partirait de la même ligne de départ avant de produire de la domination serait juste – ou même souhaitable – n’est jamais posée.

Mais pour le co-auteur de La Guerre des mots, ce conflit lexical ne s’arrête pas là. Dans le monde du travail, l’omniprésence du discours managérial, avec des termes comme « projet », « collaborateur » ou « dialogue social », n’est pas arrivé par magie. « Vous avez des tas de consultants qui viennent pour imposer des nouvelles méthodes de travail. C’est pas simplement des méthodes de travail, c’est des logiciels de pensée […]. Vous avez des gens qui sont payés en France pour concevoir des logiciels de pensée favorables à la remontée de dividendes ».

Nicolas Framont La Guerre des Mots Frustration Magazine
Nicolas Framont, co-auteur de La Guerre des Mots

Difficile pourtant de s’opposer à ces termes, qui sont la plupart du temps formulés de manière positive. Ce n’est pas pour rien : « ces termes ont toujours pour but de déstabiliser, […] d’annihiler les résistances collectives […]. Si vous dites collaborateur, vous invisibilisez le rapport de domination et vous faites comme si vous aviez des intérêts communs […]. Dans une entreprise où vous avez un lien de subordination et des actionnaires, ça n’a aucun sens » nous garantit Nicolas Framont.

Le rédacteur en chef de Frustration Magazine défend par ailleurs l’idée que les médias jouent un rôle important dans la diffusion de l’idéologie bourgeoise et de ses mots. S’ils ne « vont pas vous dire quoi penser, ils vous disent à quoi penser ». Ainsi, Frustration « s’inscrit dans la démarche, avec beaucoup moins de moyens, de dire à quoi il faut penser : il faut penser à l’illégitimité du pouvoir des actionnaires, il faut penser au lien entre la bourgeoisie et l’extrême droite, il faut penser au patriarcat et pourquoi c’est dégueulasse au quotidien ».

Réintroduire la lutte des classes

Le premier pas, pour Nicolas Framont et Selim Derkaoui, est donc de réapprendre à nommer l’ennemi : la bourgeoisie. Ici pas de mots fourre-tout comme riches, puissants ou élites, caractéristiques de ce que l’on nomme « populisme de gauche » et « insuffisants pour décrire la classe au pouvoir ». Cette classe ne se définit pas que par sa richesse, mais par le contrôle qu’elle exerce sur « le travail des autres » et la direction qu’elle lui donne. Nicolas Framont nous l’affirme « fondamentalement rien n’a changé depuis le 19ème siècle, et depuis que la bourgeoisie est la classe dominante, elle est toujours la classe dominante. […] Elle est toujours aux commandes du système politique ».

Bourgeoisie et sous-bourgeoisie

Si la bourgeoisie est «aux commandes», elle ne dirige pas seule. La «sous-bourgeoisie» l’assiste dans cette tâche : elle est «sa courroie de transmission». Qu’est-ce que cette catégorie ? Pour Nicolas Framont, il s’agit de «toutes les professions intellectuelles et les professions libérales. Ce sont des gens qui bénéficient de la société telle qu’elle est, sans être propriétaires des moyens de productions. Ce ne sont pas pas ceux qui dirigent, mais ils travaillent pour ceux qui dirigent». Dans une entreprise, elle s’incarne dans la figure du cadre.


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Cette notion de « sous-bourgeoisie », nos auteurs la préfèrent à celle de « classe moyenne». Le terme est d’ailleurs vivement critiqué par Nicolas Framont pour son aspect idéologique : «ce n’est pas un terme scientifique, c’est un terme politique qui sert à troubler les représentations que les gens se font d’eux-mêmes ». Même opération pour le terme de « classes populaires » qui « refuse de caractériser ce qui se passe ».

Retrouver nos mots et nos combats

Et « la gauche » dans tout ça ? Le terme terme est issu d’un clivage survenu après la révolution de 1789 entre les parlementaires souhaitant préserver les pouvoirs du roi et ceux souhaitant plus de « démocratie ». Cependant, « le mouvement ouvrier s’est constitué lui en parallèle à ça et pendant tout le XIXème siècle, il ne s’est pas positionné sur l’axe droite gauche. […] Pour eux, la question c’était la lutte des classes ».

Ensuite, le mouvement ouvrier s’est rapproché de la gauche parlementaire et s’est lui même constitué en force au sein du parlement « avec des conséquences bonne comme mauvaise ». Mais aujourd’hui, « peut être que le terme est foutu » affirme l’auteur, « on peut plus dire sérieusement aujourd’hui “moi je suis de gauche” sans dire après ce qu’on entend, parce que Manuel Valls aussi il est de gauche ». Se dire « de gauche » révélerait pour le sociologue plus d’une « façon de se situer de se décrire soi même mais qui n’ont pas de conséquences réelles […] ça n’engage à rien, c’est un terme déclaratif ». Pour lui, il serait plus juste de savoir qui « défend la classe laborieuse concrètement, matériellement ».

L’entreprise des co-auteurs, dans la Guerre des mots comme dans leur magazine, pourrait se traduire par « retrouver nos mots et nos combats ». Le texte ne s’arrête donc pas à l’analyse : il est primordial d’évoquer des « perspectives heureuses ». « Une fois qu’on a bien décrit la situation, […] faut une perspective réjouissante pour les individus». Il faut « qu’on se projette soi-même dedans, qu’on se projette soi et ses proches et qu’on se dise qu’on vivrait mieux ». Cette perspective tient en trois mots : il s’agit d’une « société sans classes ». Tout simplement.

Un entretien de Pierre-Louis Colin. Identité sonore : Etienne Gratianette (musique/création). Photo de Une : couverture de l’ouvrage, éditions Le Passager Clandestin

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