Dans une enquête illustrée par Damien Cuvillier, le journaliste Benoît Collombat interroge les choix politiques qui ont mené en France au chômage de masse depuis les années 1960. Une bande dessinée publiée le 29 mars chez Futuropolis, dont les enjeux restent terriblement actuels.
Pour Benoît Collombat, l’idée du choix du chômage n’est pas un nouvelle. Elle s’inscrit dans le prolongement de son ouvrage précédent Cher pays de notre enfance (avec Etienne Davodeau, Futuropolis) sur la violence politique. Le grand reporter de France Inter a enquête pendant trois ans d’enquête. Il entreprend ensuite de raconter la suite de l’histoire : le grand basculement de la fin des années 1970, ces grands choix politiques qui produisent la violence économique, en l’occurrence un chômage de masse.
Le choix de la bande-dessinée
Il choisit Damien Cuvillier comme partenaire d’enquête. Jeune auteur picard, celui-ci a déjà l’expérience de nombreux albums et récompenses. « C’était intéressant parce qu’on n’est pas de la même génération. Il y avait donc un croisement de nos regards. On n’a pas le même parcours, pas la même expérience. » Damien dessine pendant les nombreux entretiens menés par Benoit, qui sont restitués dans la bande dessinée.
Pour le journaliste, le choix de la bande dessinée permet de rendre attrayant et vulgarisateur « un sujet qui peut paraître un peu complexe, un peu abstrait. » Mettre des visages sur les propos permet d’incarner cette histoire : « Damien Cuvillier peut jouer sur plusieurs types de dessin, humoristiques ou plus réalistes. Ça rythme la lecture et permet de mieux comprendre ce qu’il se passe. (..). L’idée c’est d’essayer de toucher un public peut-être plus large. C’est un débat souvent confisqué, réservé à des personnes qui s’intéressent déjà au milieu, alors que ça concerne tout le monde. »
Sur le même thème : L’Enfance d’un chef : contre le chômage, la politique
Une politique au service de l’économie, pas des citoyen‧nes
Au-delà de la forme, l’enquête entend situer le choix du chômage dans l’Histoire. En effet, les grandes orientations économiques françaises s’entremêlent au contexte de l’après-guerre, puis de la Guerre froide et de la construction européenne. Damien Cuvillier s’explique : « depuis plus de 40 ans, le discours officiel c’est : l’objectif c’est le plein emploi. Mais en fait, dans la réalité on a un chômage de masse assumé. » Dès lors, l’objet de l’enquête naît : chercher une corrélation entre respect de l’orthodoxie économique et chômage de masse.
Les grandes réformes libérales commencent dans les années 1960. Mais en France, c’est l’élection de François Mitterrand qui est paradoxalement décisive. En 1981, le socialiste est élu avec le slogan « pour l’emploi ». Mais dans une interview, Jean-Pierre Chevènement admet lui-même que l’objectif n’est pas partagé par tous‧tes. « On montre le double-discours. François Mitterrand est élu sur la base d’un programme commun avec le Parti Communiste (…). Mais très rapidement, des gens comme Jacques Delors ou Jacques Attali le pensent irréalisable. »
Alors que le Président de la République demande aux français‧es de se serrer la ceinture, Le choix du chômage montre une partie méconnue de l’histoire. « Un rapport commandé par Dominique Strauss-Kahn, censé justifier le tournant de la rigueur. Au contraire, l’économiste américain chargé de l’écrire affirme que le gouvernement a tous les outils pour une politique de plein emploi ... » et le rapport finira à la corbeille.
Un choix lourd de conséquences, encore aujourd’hui
La construction européenne accélère ce virage. « Il y a une phrase de François Morin qui travaillait à la Banque de France : ou bien on fait une Europe politique et ensuite économique, ou bien on fait l’inverse. » De fait, l’amitié d’Helmut Kohl et du Président français se concrétisent par l’alignement de l’euro sur le Deutsche Mark allemand. Cet alignement revient à surévaluer du franc. La conséquence, ce sont « des taux d’intérêts très importants, ce qui va se payer en chômeurs. »
Mouvement des Gilets jaunes, manifestations anti-mesures Covid… Le récit de Benoît Collombat et Damien Cuvillier est vite rattrapé par l’Histoire contemporaine. « La période qu’on vit aujourd’hui est le produit de toute l’histoire qu’on raconte en détails. Macron qui lance “il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi”, ça rappelle la déclaration de Raymond Barre : “les chômeurs n’ont qu’à créer leur boîte”. L’individu doit, en s’adaptant, pouvoir faire face au marché du travail. »
Renverser la logique : le plein emploi est possible
Plutôt que de considérer le chômage comme une variable justifiant les grands choix économiques, les auteurs appellent à retourner la logique pour se donner les moyens d’une politique de plein emploi. Dire cela, c’est prendre à rebours toutes les orientations des dernières années. Cela passe aussi par le fait d’assigner à l’État un autre rôle. Pas seulement au service du marché, mais y participant activement.
Pour Benoît Collombat, cette enquête n’est pas une fin. C’est un début, qui permet d’ouvrir une discussion. Certes, le dessin permet d’illustrer le point de vue des auteurs, notamment les contradictions entre les discours politiques et les décisions prises. « Et en même temps, on restitue leur vérité, à tous ces gens qu’on rencontre. On écrit ce qu’ils ont à dire, et chacun se fera son opinion. »
Un entretien de Coline Desselle. Photo de Une : Alain Bujak pour Futuropolis