“Sauve ton paysan”, c’était le slogan de mercredi 27 novembre. Les syndicats agricoles FNSEA et Jeunes Agriculteurs appelaient à manifester à Paris. Des centaines de tracteurs ont occupé le périphérique parisien. Trois cent agriculteurs et agricultrices étaient aussi présent·e·s sur les Champs-Élysées toute l’après-midi.
« On veut vivre de nos produits de façon digne ! » scande le secrétaire générale de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), Jérôme Despey. Les premier·es agriculteur·rices arrivent sur les Champs-Élysées, il est 11 h. Pendant qu’ils et elles déposent de la paille sur l’avenue, les tracteurs qui ont convergé de plusieurs régions de France restent sur le périphérique parisien. Entre la souffrance d’agriculteurs et agricultrices n’ayant plus de revenu, les impératifs liés à l’urgence environnementale ou les volontés de la Fédération nationale des syndicats d’exploitant·es agricoles d’être productive et concurrentielle, l’avenir agricole est complexe à défricher.
« Aujourd’hui on n’a plus de revenu. On doit vivre pour notre métier. Il y a des suicides chez nous, ce n’est pas normal. C’est que les gens n’y arrivent pas », confie un agriculteur du Pas-de-Calais. Et c’est ce qui se retrouvera chez tous les mobilisé·e·s à Paris ce jour-là : l’impression d’être pris à la gorge.
Le sentiment d’être “délaissé·es”
Les agriculteur·rices font part de leur grande déception quant au président de la République, Emmanuel Macron. Ils et elles attendaient beaucoup de la loi Egalim (pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable) promulguée le 1er novembre 2018. “C’était un principe généreux de partage des marges. Chacun, à chaque niveau de production, avait un juste retour pour le paiement de son travail et de ses investissements. Et aujourd’hui, le compte n’y est pas”, déplore Laurent Verhaeghe, président de la FDSEA du Nord.
Cette impression de ne pas être entendu·es, considéré·es, se ressent aussi quand un·e agriculteur·trice parle d’une “vraie fracture dans la société entre la campagne et la ville”. Ils et elles dénoncent “l’agri-bashing”. Un élément de langage, qui recouvre tout le dénigrement des agriculteurs et agricultrices, pointé·es du doigt comme destructeur·rices pour l’environnement. Une catégorie dans laquelle les tenant·es d’une agriculture productiviste rangent notamment les actions des militant.es antispécistes.
“Aujourd’hui, on nous supprime des matières actives (NDLR : des pesticides) nécessaires à la protection des plantes qui ne sont remplacées par rien, dont on sait pertinemment qu’il n’y aura pas de remplacement avant des années”, raconte Laurent Verhaeghe. “Et nous sommes voisins de pays qui n’ont pas du tout les mêmes méthodes. Ce qui fait que globalement, le consommateur a accès dans son acte d’achat aussi bien à des produits venant d’ailleurs que français. Et la concurrence se fait au niveau du prix. Donc forcément nous on est moins compétitifs, parce que ça coûte plus cher.”
Alors que des réglementations sont décidées pour les pratiques agricoles, l’exploitant installé depuis de longues années dans le département du Nord, dénonce les accords de libre-échange “avec des pays qui n’ont pas du tout les mêmes règles de production que nous. On ne comprend plus”. Un collègue ajoute : “on nous demande de pratiquement faire du bio, et on va importer des produits qui ne sont pas du tout dans le même cahier des charges. Donc nous on va disparaître”.
“On ne peut pas s’en sortir”
Les normes pour limiter la pollution agricole passent mal, bien qu’elles paraissent aujourd’hui essentielles avec l’urgence climatique. Et c’est un sujet complexe à aborder. Laurent Verhaeghe veut rappeler “que ça a fourni à la population une nourriture très peu chère à l’époque”. Il reconnaît que, “malgré tout, on a envie d’améliorer nos méthodes”. Alors comment répondre aux impératifs économiques et environnementaux ? “On ne peut pas s’en sortir”, regrette l’agriculteur. Quand on parle de pollution, la plupart nous répondent qu’ils et elles “respectent les normes”, que ce n’est “pas pareil qu’avant”.
Un jeune agriculteur de la Somme met en avant le modèle local, mais il évoque aussi les difficultés de le pratiquer. “On est dépendants de nos coopératives… du moins, on peut toujours mais…” le producteur hésite. Il y a un système au dessus de leurs épaules. “On doit revendre nos céréales.” Les transformer sur l’exploitation paraît “impossible économiquement”, explique le jeune agriculteur.
Cyrille Milard, président de la FDSEA (fédération départementale de la FNSEA) de Seine-et-Marne, ne croit pas en l’agriculture biologique. La FNSEA est souvent pointée du doigt pour soutenir une agriculture productiviste et être en lien avec les industries agroalimentaires. “On structure des filières, parce qu’on a besoin d’acheteurs et d’industriels, parce qu’il faut bien vendre nos produits.”
“On ne peut pas tout vendre en local”, défend Cyrille Milard. “On nous dit, la FNSEA vous parlez que de rentabilité. Mais est-ce que c’est indécent de dire : on veut juste vivre ? La rentabilité, c’est d’avoir un gain. Aujourd’hui, j’ai la moitié de ma production que je vends à perte”, ajoute l’agriculteur. “Quand on est sur un marché qui ne nous rémunère pas, quand on a des normes environnementales qui font qu’on a pas les moyens pour trouver des solutions alternatives, on est pris à la gorge. Et, pour certains, on est en train de crever.”
“Il est compliqué de faire changer le système”
Certains tentent de surmonter les contradictions entre agriculture conventionnelle et agriculture biologique. C’est le cas Frédéric Gublin, agriculteur dans l’Aube, qui pratique l’agroécologie. Il ne laboure presque plus ses sols. Il multiplie les cultures, et grâce à ce mélange, éloigne naturellement les insectes nuisibles, sans pesticides. Il veut continuer à autant produire qu’en conventionnel, mais sans abîmer l’environnement. Grâce à ses techniques, il peut même stocker du carbone dans le sol, et ne plus en rejeter : “l’agriculture peut même être une solution au réchauffement climatique”, s’enthousiasme le producteur.
Mais “le travail du sol, c’est un héritage culturel”, dépeint Frédéric. “C’est ancré dans les inconscients. Il est compliqué de faire changer de système. Alors, on est d’accord pour les normes sauf qu’il faut un accompagnement de ces normes. Si on impose trop de normes, il y a des agriculteurs qui ne vont pas s’en sortir et ne pas pouvoir ni vouloir faire la transition. Il est compliqué de changer quand on ne sait pas si ça fonctionne toujours. On préfère rester au modèle ancien, dont on vivait avant quand même.”
“La FNSEA est souvent imbriquée avec les industriels de l’agro-alimentaire”
Alors, un modèle basé sur la compétitivité et la productivité peut-il vraiment sauver notre paysan ? C’est un non pour la Confédération paysanne, autre syndicat agricole. “C’est déstabilisant qu’ils (la tête de la FNSEA, NDLR) ne remettent jamais en cause le système industriel de l’agro-alimentaire, qui vient finalement mettre une pression terrible sur le monde paysan”, dénonce Nicolas Guidot, agriculteur dans le Jura et porte-parole de la Confédération paysanne. “La FNSEA est souvent imbriquée avec les industriels de l’agro-alimentaire”.
Plutôt que de jouer la concurrence avec des produits mondiaux de même gamme, la Confédération paysanne met en avant un modèle avec des productions uniques et spécifiques à la France. Le but : désindustrialiser la production et s’affranchir des pesticides. Mais dans le système actuel, c’est l’impasse.
Nicolas Guidot ajoute que “le seul moyen de se retirer un revenu actuellement, c’est par les subventions de la PAC (Politique agricole commune de l’Union européenne, NDLR). Aujourd’hui, elles se distribuent par les surfaces. Plus on a de surface, plus on touche de subventions. Donc le paysan qui n’a pas de revenus depuis des années, forcément, rentre dans un système où il est obligé de s’agrandir pour avoir un revenu. S’il s’agrandit, il aura des difficultés à s’affranchir des pesticides”. Avant d’ajouter, à propos de la PAC : “il faut qu’elle prenne un virage pour permettre d’installer plus de paysans et paysannes. Typiquement, pour la viande bovine, désintensifier, avoir moins d’animaux, être capable de transformer sur place une partie de sa production”.
La compétitivité au delà du prix
Le porte-parole avance l’idée de changer notre vision sur la compétitivité, d’inclure les autres aspects, au delà du prix : “Aujourd’hui, quelqu’un qui va acheter un produit va le payer quand il le consomme, avec ses impôts, avec les coûts sanitaires et environnementaux qu’il faudra payer par la suite si on continue dans un système industriel dévastateur pour l’environnement et la santé.”
L’agriculteur pointe du doigt les accords de libre-échange et de concurrence pour “répondre à des points de croissance. Mais cela ne répond pas aux enjeux des citoyen·nes et des paysans et paysannes. Ça va juste répondre au besoin de l’industrie agroalimentaire et du commerce de faire plus de pognon”.
La grève du 5 décembre : “soutenir des gens qui gagnent six fois plus de retraite que nous, ça va être compliqué”
Avec tout ça, les agriculteurs et agricultrices rejoindront-ils la grève générale du 5 décembre ? C’est un non pour le syndicat agricole. “C’est surement très bien cet appel, mais soutenir des gens qui gagnent six fois plus de retraite que nous, ça va être compliqué. On ne se ralliera pas à ce mouvement-là. On est là pour faire entendre que notre voix et ne pas mélanger les messages”, explicite le président de la FDSEA de Seine-et-Marne, Cyrille Milard. “Si on veut parler des retraites, qu’on soit déjà à 80 % du SMIC. On ne demande pas 3000 euros, mais au moins la décence d’avoir une petite retraite qui correspondent aux 45 années de dur labeur. On ne peut pas accepter qu’un agriculteur qui fait entre 60 et 70 heures par semaine, qui a travaillé 45 ans, ne touche que 760 euros par mois. C’est juste indécent”.
Après une rencontre avec le ministre de l’Agriculture et des conseillers de l’Élysée, la FNSEA a appelé, mercredi soir ,à suspendre la mobilisation.
Un reportage réalisé par Vic.
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