Dans le Vème arrondissement de Paris, un collectif de jeunes cinéastes et d’habitant.e.s du quartier se mobilise pour éviter la disparition de La Clef, le dernier cinéma associatif de la capitale.

“Qu’est-ce que je dessine sur le menu ? y’a de la feta.”“Ben, une fée et un tas !” rétorque du tac au tac Bulle à une autre occupante du cinéma. Cette dernière s’escrime à trouver un bon rébus pour annoncer le repas qui accompagne la projection du soir. Dans la cuisine de La Clef, qui se convertit aussi bien en quartier général qu’en dortoir selon l’heure de la journée, les membres du collectif Les FrouFrous de Lilith s’affairent à couper des légumes, à les disposer sur des feuilles de briques, et parlent, pêle-mêle, de cuisine et de cinéma. Elles préparent le “cycle politique” du soir. L’événement est proposé à prix libre, comme toutes les séances dans cette salle depuis le 21 septembre, début de l’occupation.

Il y a un mois encore, le lieu était à l’abandon. Après plus de 40 ans de fonctionnement, le propriétaire, le comité d’entreprise de la Caisse d’Epargne Ile de France, a décidé de le vendre en avril 2018. Deux anciens salariés, Dounia Baba-Aïssa et Nicolas Tarchiani, ont tout fait pour le racheter. Après un an et demi d’âpres négociations sans succès, ils sont contraints de renoncer. Derek, ancien salarié du cinéma, tente alors le tout pour le tout. Il contacte ses connaissances venues de squats artistiques parisiens et organise avec eux, “en sous-marin”, l’occupation du cinéma qui a vu ses premiers pas de réalisateur.

La facade du cinéma La Clef dans le Vème arrondissement de Paris. Photographie : Créative Commons.
La façade du cinéma La Clef dans le Vème arrondissement de Paris. Photographie : Wikimédia, Créative Commons.

Un attachement des habitant.e.s pour leur cinéma de quartier

“Je ne pouvais pas livrer le cinéma sans rien faire”, insiste- t-il en tirant sur une cigarette. “ça aurait été encore plus terrible.” La salle du cinéma La Clef, c’est là qu’il a vu son premier film de Quentin Tarantino, qu’il a projeté tous ses films. L’attachement est trop fort pour abandonner. Les membres de l’association Home Cinéma, qui tiennent le lieu, fourmillent d’idée pour lui redonner de la vie. “On voudrait pouvoir effectuer toute la chaîne de production d’un film ici, de l’écriture à la diffusion. L’un d’entre nous est même en train de développer un atelier à prix libre avec le labo photo, c’est quand même un luxe !” rigole Derek.

Les anciens habitués du cinéma, pourtant peu familiers du milieu du squat, ont été agréablement surpris de constater sa réouverture.“Je venais au cinéma La Clef quand j’avais quinze ans avec ma mère pour voir des films qui ne passaient nulle part ailleurs,” confie Nathalie, 59 ans. “J’ai appris l’occupation par hasard, et depuis je viens pour soutenir la cause.” Une voix s’élève près de l’entrée du bâtiment : “j’ai été enchantée !” explique une vieille dame de quatre-vingt ans. Elle se rend aux projections quatre fois par semaine. Elle est membre de l’association de spectateurs Laissez-nous la Clef fondée en avril 2018 pour empêcher la fermeture. “C’était pas le moment de baisser les bras alors que la mobilisation reprend !” martèle sa voisine, qui a déjà organisé des distributions de flyers et des collages d’affiches.

“Nous mettrons tout en œuvre pour reprendre la maîtrise de notre bien”

Malgré cet enthousiasme, l’issue est plus qu’incertaine. Contacté par le magazine culturel  Télérama, le propriétaire, le Conseil Social et Economique de la Caisse d’Epargne Ile-de-France (CSECEIDF) explique avoir déposé plainte pour occupation illégale et envoyé les forces de l’ordre le 24 septembre au 34 rue Daubenton. Sa secrétaire, Catherine Gabriel, se fait énormément de souci pour les occupants. “J’ai sous les yeux un procès verbal de la préfecture qui me dit que l’établissement n’est pas aux normes. Je suis terriblement inquiète pour la sécurité de tous ceux qui s’y trouvent”, affirme t-elle avant d’ajouter : “nous mettrons tout en œuvre pour reprendre la maîtrise de notre bien.”

Le 8 octobre, un vote réunissant les membres du CSECEIDF a réclamé l’expulsion des militants cinéphiles à 16 voix contre 9. Derek, lui, refuse de l’envisager. “C’est un combat permanent. Il n’y a pas de victoire ni de défaite. Pour moi ce cinéma c’est un train à vapeur, et moi mon travail, c’est de mettre du charbon dedans continuellement, inlassablement comme une machine. Qu’il avance, qu’il avance, et qu’il devienne un bulldozer qui passe sur toutes les portes fermées.

Un reportage réalisé par Marguerite de Lasa