À Montreuil, le 22 février, près de 4 000 personnes sont venues soutenir le journal l’Humanité, déclaré en cessation de paiements et placé en redressement judiciaire. La menace qui plane sur le quotidien de Jaurès mobilise au-delà des clivages partisans, de Jean-Luc Mélenchon à un ancien ministre de la Culture de droite, en passant par l’ex-footballeur international Vikash Dhorasoo. Son sort sera décidé dans six mois. En attendant, une souscription auprès des lecteurs est lancée.
Dans la grande halle Marcel Dufriche à Montreuil, les journalistes s’affairent et se relaient pour tenir les différents postes de vente, de rencontre et de débat. Derrière le bar, Julia Hamlaoui, Alain et Virginie, employé.e.s du journal, servent bières et verres de vin avant que d’autres membres de la rédaction ne prennent le relais. L’espace photo est tenu par Audrey Loussouarn, journaliste au service politique. Des lecteurs, des personnalités politiques et intellectuelles, venues soutenir et défendre l’Humanité, se succèdent et se rencontrent. Ces personnalités viennent de bords politiques très différents : le mathématicien Cédric Villani, marcheur de la première heure devenu député LREM, croise un autre Cédric… Herrou, agriculteur devenu symbole de la lutte pour l’accueil des personnes migrantes.
“Un patrimoine absolument irremplaçable”
Un peu plus loin, l’historienne Laurence de Cock s’amuse avec sa consœur Mathilde Larrère. Elles choisissent l’Huma Dimanche, avec lequel, elles prendront la pose. Pour Laurence de Cock, « historiquement, l’Huma charrie un patrimoine absolument irremplaçable, c’est le journal de Jaurès, de la parole engagée à gauche et de l’intégrité de la gauche ». L’historienne insiste sur le rôle du journal dans la bataille anticolonialiste et la mémoire des crimes coloniaux, comme par exemple pour le massacre d’une manifestation d’Algériens le 17 octobre 1961. Alors que cette date tombait dans l’oubli, l’Humanité n’hésite pas vingt ans plus tard, en 1981, à faire sa Une sur « un crime raciste ».
Cette soirée a été organisée pour défendre l’Huma, un journal « un chouia basané », s’amuse le chanteur HK sur scène, rappelant l’engagement de toujours aux côtés des minorités. L’assistance est multiple, colorée, fraîche et ridée. Elle est francilienne, mais aussi toulousaine, marseillaise et de toutes les régions car « les lecteurs ont fait le déplacement », se réjouit Delphine, militante communiste. Coté politique, les communistes Ian Brossat, tête de liste pour les élections européennes et Fabien Roussel, le nouveau secrétaire national du parti, sont là. Autres figures de la gauche : Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon ont répondu présents. L’heure n’est pas à la querelle politique.
Jean-Jacques Aiguillon vient compléter l’échiquier, ironisant sur sa présence, en tant qu’ancien ministre de la Culture d’un gouvernement de droite. Alors oui, il est question de défendre un quotidien au nom du pluralisme de la presse. L’ancien footballeur international Vikash Dhorasoo, dans un trait d’humour, s’amuse : « si jamais le Figaro venait à disparaître, je ne pense pas que j’irais militer pour lui au nom du pluralisme ! » avant de rappeler : « en ce moment, tout l’échiquier politique et médiatique glisse à droite ! l’Huma, lui, est toujours resté fidèle à ses positions. »
Place aux voix alternatives
Les intellectuels se succèdent pour prendre la parole, tel.e.s la psychanalyste Elisabeth Roudinesco, l’académicien Erik Orsenna et l’économiste atterrée Anne Eydoux, pour ne citer qu’eux. Ils rendent hommage aux journalistes et les remercient d’ouvrir leurs pages aux pensées alternatives. Selon Aurélie Trouvé, agroéconomiste et porte-parole d’Attac, « heureusement que l’Humanité existe quand, dans la plupart des médias, à longueurs de colonnes, nous lisons des économistes orthodoxes nous expliquer que tout ce que fait ce gouvernement est bon pour la justice environnementale, sociale et fiscale ». Ouvrir les pages de l’Humanité, c’est découvrir d’autres possibles, grâce au travail quotidien des journalistes.
Pierre Barbancey, grand reporter de guerre, explique en quoi consiste son métier. « Je vois les souffrances des peuples, je vois aussi leurs espoirs et leurs espérances. L’Huma, dans ce qu’elle est, représente la tentative de donner à voir ce qui se fait contre l’existant et contre le cauchemar et dire que le rêve peut exister. C’est vrai pour les pages cultures, mais c’est vrai aussi quand on fait des choix pour l’international. Ce qui nous importe, c’est ce qu’il y a en dessous du tapis, ce que les peuples ne peuvent plus montrer. Nous voulons montrer ça. »
Quand toute la rédaction de l’Humanité monte sur scène, dans l’assistance l’émotion est à son comble. Les yeux s’embrument et les sourires francs affichent l’indéfectible et irréductible attachement à un journal et à son équipe. On les remercie du bout des lèvres et la peur, celle qui nourrit les luttes, gagne l’estomac de chacun. L’audience est consciente que “son Huma” traverse une crise économique grave. Patrick le Hyaric, directeur du journal, rappelle à la mémoire de chacun les mots du fondateur du quotidien, Jean Jaurès : « faire vivre un grand journal sans qu’il ne soit à la merci d’aucun groupe d’affaires est un problème difficile, mais non pas insoluble ».
« Les vestiges d’une presse indépendante »
L’Humanité qui emploie 175 salariés, dont 124 journalistes, diffuse environ 33 850 exemplaires quotidiens selon le site acpm.fr. Il voit aujourd’hui ses dettes atteindre environ 7 millions d’euros. Le quotidien subit de plein fouet la baisse de ses ventes mais aussi celle des aides à la presse, la faiblesse de ses recettes publicitaires, les impayés par le géant du numérique Google des contenus d’informations qu’il fournit… Le journal est la propriété de l’association des lectrices et lecteurs de l’Humanité et de l’association des diffuseurs. Ces entités sont les seules actionnaires, aucun milliardaire, aucun groupe du CAC 40 n’a de part dans le journal.
Pour Diana, professeure d’histoire géographie dans un lycée de Seine-Saint-Denis, c’est cette indépendance financière qui donne un caractère unique à l’Humanité dans le paysage médiatique français. « On sait tous qu’aujourd’hui, les journaux sont détenus par les grands magnats de la presse, qui ont aussi des parts d’investissement dans des grandes industries françaises. L’Huma, le Canard enchainé ou Charlie Hebdo sont les vestiges d’une presse indépendante et ça doit continuer ». Si l’Humanité venait à disparaître, ce serait la perte d’un outil d’information indispensable pour les militant.e.s de gauche qui trouvent, dans ce journal, les arguments pour débattre et combattre les idéologies dominantes néo-libérales. Le poète Paul Eluard écrivait « il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci ». C’est cet autre monde qui est tous les jours mis en débat dans l’Humanité.
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