En pleine polémique sur les violences policières et sur l’usage du lanceur de balle de défense (LBD) par les forces de police, les Gilets Jaunes ont défilé ce samedi 2 février à Paris, en mettant à l’honneur les « gueules cassées » du mouvement. Plongez au cœur de cette “grande marche des blessés” avec notre journaliste Tristan Goldbronn et les photos de Sylvain Lefeuvre.
Dès onze heures du matin, quelques centaines de “gilets jaunes” se sont rassemblés place Félix Eboué à Paris (12e arrondissement) derrière une banderole réclamant l’interdiction des grenades et des LBD. Au lendemain de la décision du Conseil d’Etat de maintenir l’usage des Lanceurs de Balle de Défense (LBD) dans les manifestations, les Gilets Jaunes entendent dénoncer les blessures occasionnées lors des actes précédents par les LBD-40 et les grenades GLI-F4.
Pour l’occasion, les manifestants ont été invités à venir avec “des pansements sur l’œil” et “du rouge sur les gilets jaunes en guise de sang”, selon des appels lancés via des événements Facebook. Sparadraps, cache-œil ou encore bandages autour de la tête; pour cet acte XII, ils sont nombreux à avoir répondu à l’appel. Parmi eux, Romain et son frère Sébastien, 26 ans, qui a été blessé au visage après avoir pris 3 tirs de LBD 40 lors de l’acte IX, place de l’Étoile, dont un projectile en pleine mâchoire. Il a dû être opéré, la mâchoire fracturée et 5 dents arrachées.
Onze heures trente, Jérome Rodrigues, une des figures du mouvement des Gilets Jaunes, fait son apparition en se hissant sur un équipement de voirie, podium improvisé. Présent à Paris lors de la 11e journée de mobilisation, il a été gravement blessé à l’œil sur la place de la Bastille par un projectile indéterminé (une enquête de l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN) est en cours pour déterminer les circonstances de l’événement). Ses “lives” sont suivis par des milliers de personnes sur les réseaux sociaux et le manifestant brandit son téléphone pour filmer la place. Bandeau noir sur l’œil droit, Rodrigues prend alors la parole et dénonce ces violences policières “qui détruisent des vies”, avant de déclarer “On veut juste remplir notre frigo et on finit avec un œil en moins”. La foule scande en retour “Macron, assassin !” et “Jérôme ! Jérôme”. Les poings se lèvent en signe de soutien.
Ému aux larmes par les acclamations de la foule, le manifestant brandit un gilet jaune sur lequel est inscrit le mot “famille”. Tout en filmant, il exhorte ensuite la foule à chanter et à faire un maximum de bruit, peu avant le départ de la manifestation, prévu pour midi. Eric Drouet et Maxime Nicolle, autres figures du mouvement des Gilets Jaunes, font une brève apparition. Sous le podium improvisé, c’est la bousculade et les journalistes sont priés de reculer par un service d’ordre des Gilets Jaunes.
Oppositions entre antifascistes et membres de l’extrême droite.
Il est onze heures quarante-cinq, la place Félix Éboué, près du métro Daumesnil, continue à se remplir doucement de manifestant.es tandis que des cortèges arrivent par les principales artères débouchant sur la place. L’ambiance est calme, lorsqu’éclatent soudain des bousculades éparses et un début de mouvement de foule. La situation est confuse. Il s’agit de militants et de militantes antifascistes, investi.es parfois depuis plusieurs semaines au sein du mouvement des Gilets Jaunes. Ils et elles sont présent.es en masse pour l’acte XII après les heurts avec l’extrême droite radicale dans le cortège parisien du NPA, le samedi précédent lors de l’acte XI.
Sur la place, des empoignades brutales opposent alors les antifascistes présents et les membres de l’extrême droite. La foule des Gilets Jaunes assiste de manière un peu confuse à ces heurts, ne sachant pas exactement de quoi il retourne. Quelques échanges fusent, parfois brutaux, parfois calmes, entre des militants antifascistes et des Gilets Jaunes qui les prennent à parti. Un Gilet Jaune s’exclame “C’est toujours les mêmes qui foutent la merde, c’est les black blocs”. Un militant antifasciste lui répond “et les nazis et les militants d’extrême-droite ? Ils ont leur place dans le mouvement ?”. “Non, bien sûr” lui répond l’homme en Gilet Jaune. Les deux hommes se serrent finalement la main, mais la tension est palpable. Les militants antifascistes scandent en cœur leur slogan “Paris, Paris, antifa” puis s’éloignent. Ils rejoignent une autre portion du cortège avec laquelle ils iront manifester.
Rendre hommage aux victimes de violences policières
Rendre hommage aux victimes de la répression policière, dénoncer l’usage des lanceurs de balles de défense (LDB) et des grenades, le cortège dédié aux victimes des violences policières a voulu réserver une place particulière à ses “gueules cassées”. Des hommes et des femmes mutilé.es lors des précédentes manifestations et qui se comptent désormais par dizaines. Certain.es sont présent.es, malgré leurs blessures, comme Antoine, Gilet Jaune amputé de la main droite suite à l’explosion d’une grenade GLI-F4. Une arme que seule la France utilise en Europe dans ses opérations de maintien de l’ordre. Interrogé par un journaliste de France Inter, il déclare avoir été agressé par un homme d’extrême-droite au tout début de la manifestation.
Midi, le cortège s’ébranle enfin depuis la place Félix Éboué “Et que fait la police ? Ça crève les yeux !” entonnent en rythme les manifestant.es. Ceux-ci réclament l’interdiction des LBD, des grenades lacrymogènes GLI-F4 et de tout “dispositif balistique de désencerclement” (DMP).
Selon le collectif militant Désarmons-les et le travail du journaliste indépendant David Dufresne, les Gilets Jaunes gravement blessés sont désormais plus d’une centaine. Parmi eux, des manifestant.es, mais aussi des journalistes et passant.es qui se trouvaient là au mauvais moment au mauvais endroit. Toujours selon le collectif, une majorité des blessé.es a été victime de tirs de LBD 40, dont une vingtaine à l’œil.
Il est treize heures, les manifestant.es s’engouffrent par la rue de Reuilly et défilent le long de la rue Saint-Antoine. A Paris, ils sont 13 800 à manifester d’après un comptage réalisé par le cabinet Occurence et 10 500 selon la Préfecture de police. Pour cet acte 12, près de 58 600 personnes se seraient mobilisées dans toute la France selon le ministère de l’Intérieur. Un chiffre officiel contesté par les Gilets Jaunes. Le collectif Le Nombre jaune parle lui de 115 954 manifestant.es en France métropolitaine et Outre-Mer pour 186 communes.
Les quartiers populaires présents pour les blessés des banlieues
Quinze heures, dans le cortège des Gilets Jaunes, le Comité Adama est présent et regroupe toute une partie des militant.es de gauche qui soutiennent le mouvement social. A sa tête Assa Traoré, Youcef Brakni et Geneviève Bernanos, qui ont appelé dès le 1er décembre à rejoindre le mouvement des Gilets Jaunes. Leur présence au sein d’une marche en hommage aux victimes de violences policières est aussi l’occasion de rappeler celles vécues dans les Quartiers Populaires. Sur les banderoles et les pancartes, les portraits et les noms des victimes se suivent comme une lente et douloureuse litanie : ZYed, Bouna, Théo, Adama, Zineb ou Ali Ziri.
Vers quinze heures trente, une partie du cortège arrive place de la Bastille et marque un moment de recueillement. Des blessés prennent la parole en public. Pendant ce temps-là, une autre partie de la manifestation continue sa route et un petit black bloc se forme. Les manifestant.es ont prévu de marcher jusqu’à la place de la République, où le cortège se dispersera sur les coups de dix-sept heures.
Il n’y a pas que pour le décompte des manifestant.es que l’écart se creuse de façon affolante entre les pouvoirs publics et les Gilets Jaunes. Pour les blessé.es aussi, la différence est criante. Ainsi pour le moment, le gouvernement n’admet que quatre cas graves de blessure à l’œil et défend l’usage d’armes qui restent nécessaires pour éviter des contacts directs et davantage de blessures entre manifestant.es et forces de police.
Sur BFM-TV mardi 29 janvier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a déclaré “ce que je sais, c’est que si on les retire à nos policiers, il leur reste quoi ? Il leur reste le corps-à-corps ou leur arme de service. Je ne souhaite pas qu’ils utilisent leur arme de service et je souhaite éviter le corps-à-corps.”
Seize heures, les premier.es manifestant.es arrivent sur la place de la République et patientent. Apparemment peu pressé.es de partir, le reste de la manifestation est attendu. Un couple de manifestants quinquagénaires demande à un Gilet Jaune équipé d’un mégaphone “on a le droit de rester jusqu’à 17h, c’est ça ?”. Sous un barnum, une consultation citoyenne est organisée pour un Conseil National de la Résistance des Gilets Jaunes. Des manifestant.es remplissent de petits formulaires jaunes, qu’ils déposent ensuite dans une urne transparente. Au dessus de la place, un hélicoptère apparaît dans le ciel et fait résonner ses rotors.
“On va gagner ! on va gagner !”
Seize heures trente, les premiers incidents éclatent aux abords de la place de la République, près de l’avenue Saint-Martin où les forces de l’ordre commencent à faire usage de gaz lacrymogènes et d’un canon à eau. Leur objectif : maintenir à distance des manifestant.es qui lancent des projectiles. La Brigade Anti Criminalité (BAC) est systématiquement pointée du doigt par la foule des Gilets Jaunes pour ces interventions violentes contre des manifestant.es. 22 personnes sont interpellées pour jet de projectiles et port d’armes prohibé.
Rue du Temple, un Gilet Jaune, casque de gaulois sur la tête et drapeau tricolore à la main, s’approche d’un cordon de gendarmes et les encourage à se désolidariser des policiers en civil “qui se prennent pour des cowboys et ruinent votre image”. Il exhibe sa bouche édentée sous le regard des caméras : “Regardez ! Ils m’ont pété les dents avec leurs matraques, la dernière fois ! La violence, ils aiment ça !” Derrière lui, un cri lent monte depuis la foule, noyée sous les tirs des grenades lacrymogènes : “on va gagner ! on va gagner !”. Sur les réseaux sociaux, de nombreux événements appellent déjà à un nouveau samedi de mobilisation, un acte XIII, le 10 février à Paris et dans plusieurs villes de France.