Des pans inclinés, des picots, des douches…Ils s’intègrent parfaitement au paysage urbain. Pourtant, ces aménagements symbolisent le rejet des personnes à la rue. La matérialisation d’une violence sociale envers des gens trop souvent jugés “indésirables”. Pour mieux comprendre, écoutez notre documentaire sonore “les dents de la ville”.
Le 25 décembre 2017, Christian Page, sans-abri de 45 ans tweete : « Salut à tous. Rue de Meaux 75019. Grilles d’air chaud où parfois se posaient les #SDF. Sauf que maintenant voilà. » Son texte est accompagné d’une photographie montrant une bouche d’air chaud entourée de grilles, inaccessible. Relayé plus de 2000 fois, son message pousse la mairie de Paris a retirer le dispositif anti-SDF dès le lendemain. L’homme au bandana rouge devient alors le « SDF le plus médiatisé de France » en dénonçant ce mobilier répulsif sur les réseaux sociaux. En août 2018, après trois ans et demi de vie à la rue, Christian obtient un logement social à Paris, partageant sa joie avec ses followers.
Salut à tous 🙋
Rue de Meaux 75019
Grilles d’air chaud ou parfois se posaient les #SDF. Sauf que maintenant voilà 😠😠😠#soyonshumains @Abbe_PierreSinon venez cet aprèm’ à 15h M° Varennes avec le DAL… Histoire de se faire entendre 💪 @federationdal
Joyeux Noël 😘😘😘 pic.twitter.com/DRSAMBmQzb
— Page (@Pagechris75) 25 décembre 2017
Une nécessaire adaptation
Mars 2018, rencontre avec Christian Page, place Sainte-Marthe, un jour de pluie. Il ramène avec lui « quelques copains », vivants à la rue, tout comme lui, pour discuter devant une cantine du Secours catholique. Il nous décrit sa vie à la rue ; l’errance permanente à la recherche d’un « spot » sécurisé, propre et isolé du monde. Face au mobilier urbain anti-social, Christian a dû s’adapter. Dans l’un de ses lieux refuges, où il a entassé plusieurs matelas, il dort sur des galets coulés dans du béton devant un bâtiment. “On s’adapte où on crève”, résume-t-il crûment.
Emmanuel Macron l’avait pourtant promis, en juillet 2017, à l’aube de son mandat présidentiel. “Je ne veux plus, d’ici la fin de l’année, avoir des femmes et des hommes dans les rues, dans les bois ou perdus” (NDLR : il a depuis reconnu “son échec”). Pourtant, les politiques publiques et coupes budgétaires mises en oeuvre par le gouvernement inquiètent plus qu’elles ne rassurent les associations et fondations en lutte contre les problèmes de mal-logement en France. Le budget des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (44 000 places dans l’Hexagone) va subir une coupe brutale de 57 millions d’euros sur quatre ans, dont 20 millions déjà amputés en 2018. Une décision qui entraîne une importante réduction des services et de l’accompagnement proposés aux personnes les plus précaires.
“Invisibiliser un problème, plutôt que de le résoudre”
Autre inquiétude, la hausse de la Contribution sociale généralisée (CSG) pour les retraités, mais aussi la suppression de l’Impôt sur la fortune (ISF), qui a fait chuter les dons aux associations d’au moins 50% l’an passé selon l’organisme France Générosités. Pour rappel, les personnes assujetties à l’ISF pouvaient faire le choix de reverser cet impôt directement à des fondations, profitant par ce biais de la défiscalisation d’une partie de la somme versée. Face à la suppression de cette taxe, l’Institut Pasteur a, par exemple, perdu environ 1,5 millions d’euros de dons cette année. Action contre la faim a essuyé une perte de 60% des volumes de ses dons soit presque 2 millions d’euros. C’est aussi 600 000 euros de moins pour la Fondation Abbé Pierre, avec une chute du montant moyen du don, passant de 1 050 euros l’an dernier, à 650 euros cette année.
Moins de budget mais toujours plus de demandes
En février 2018, la mairie de Paris annonçait avoir recensé ” près de 3000 sans-abris dans l’espace public parisien”. Il y a quelques jours, ce sont 200 personnes SDF qui ont occupé quelques heures un immeuble vide, pour protester contre le manque de solutions de logement. Pour Yves Collin, directeur de la communication de la Fondation Abbé Pierre, le mobilier urbain anti-social est le symptôme d’un problème de logement “que l’on a pas envie de voir et surtout que l’on a pas envie de traiter”. Grâce à la campagne de communication “#Soyonshumains“, la fondation s’est attachée à recenser ces aménagements offensifs, accentuant un “phénomène de chasse”.
Circulez, il n’y a rien à voir
Sophie Rouay-Lambert est urbaniste et sociologue à l’Institut catholique de Paris. Ces “embellissements” anti-SDF cachent généralement “une criminalisation des plus précaires”, estime la chercheuse. Ils révèlent aussi notre perception de l’espace public. Au-delà des dispositifs qui découragent l’installation, c’est l’espace public en général qui se mue en “une zone de transit”, où il devient inconfortable de stationner. Cette tendance, dont le mobilier n’est finalement qu’un symptôme, estime Sophie Rouay-Lambert, découle d’une privatisation grandissante de l’espace public. Une tendance que dénonce la fondation Abbé Pierre. En 2017, elle dénombrait plus de 216 dispositifs de ce genre recensés à Paris. “Il ne faut pas s’habituer à la misère, il faut apporter des réponses”, affirme Christophe Robert, délégué général de l’association. D’après le dernier rapport du collectif Morts de la rue, publié au mois de septembre, plus de 500 personnes SDF décèdent chaque année, faute de prise en charge.
Un documentaire réalisé par Romane Salahun, June Loper et Antoine du Jeu avec à la technique Diego Tenorio González, Roman Prazuc et Charles Lecat.
Un article de June Loper et Romane Salahun