Les néonicotinoïdes, ces insecticides efficaces contre les pucerons porteurs de la jaunisse ont été autorisés de nouveau pour la filière de la betterave sucrière, en crise économique et sanitaire. Ils avaient été interdits en 2016 car « tueurs d’abeilles » et nocifs pour l’environnement. Entre écologie et survie des exploitations, reportage dans la complexité de la dépendance aux pesticides.
Doit-on regretter le retour des néonicotinoïdes, ces insecticides puissants qui permettent aux agriculteurs de combattre les pucerons ? « C’est difficile à dire », confie Johanna Villenave-Chasset, docteure en entomologie et spécialiste de la biodiversité et de son utilisation pour réduire l’usage de pesticides agricoles.« Ce qui pose souci avec ces pesticides, c’est pour les insectes qui vont utiliser d’autres parties de la plante, comme les abeilles avec le pollen ou le nectar. C’est toxique pour tous les pollinisateurs », explique-t-elle.
Pourtant, le projet de loi renouvelant l’usage des néonicotinoïdes a été voté au Sénat le 4 novembre 2020. Dans la foulée, le conseil constitutionnel a validé leur retour le 10 décembre, et ce jusqu’au 1er juillet 2023, à titre dérogatoire pour la filière betterave sucrière française. Ils font partie des insecticides dits « systémiques », et doivent aider les producteurs à ne plus subir des pertes conséquentes de leur production à cause d’une épidémie de jaunisse.
« Je perds de l’argent à avoir travaillé »
« J’ai perdu la moitié de mes betteraves, essentiellement à cause de la jaunisse cette année. Ce n’est pas possible. Je perds de l’argent pour avoir travaillé », raconte Rémi Dumery. Cet agriculteur cultive des betteraves depuis 12 ans à Boulay-les-Barres, près d’Orléans et ne voit pas comment se passer des néonicotinoïdes. « Aujourd’hui on nous l’interdit sans alternative, c’est frustrant ». Ses cultures de céréales n’ont pu rattraper cette perte, comme son blé victime de fortes pluies ou son colza totalement détruit.
En 2017, les quotas de sucre fixés par l’Union Européenne ont été supprimés. Les usines ont multiplié les productions, par exemple de l’alcool pour le Ricard ou les parfums, ou encore des biocarburants. « S’il n’y a pas de production locale de betterave, l’usine va disparaître » dépeint Rémi, qui travaille avec celle d’Artenay, une commune située à une quelques kilomètres de chez lui.
Cette année, elle n’a tourné que 60 jours, au lieu de 120 habituellement. « Et si l’usine disparaît ? Les agriculteurs vont arrêter, surtout dans un secteur où la rentabilité est limite. On n’a plus qu’à prendre du sucre ailleurs, et devenir dépendants d’autres pays qui, eux, vont vendre du sucre en France mais avec des betteraves protégées par des néonicotinoïdes ». L’agriculteur affirme qu’il n’y a pas de solution « 100% génétique, biologique ou chimique » et veut utiliser tous les outils disponibles pour assurer une « agriculture durable, d’un point de vue environnemental mais aussi économique et social ».
Le rendement pèse sur les épaules
Les pressions de rendement pour assurer une rentabilité financière et les risques de pandémies comme celles-ci « ne permettent pas d’être serein » confie Rémi. Avoir des bons prix soulagerait les agriculteurs et les rendrait donc moins dépendants aux intrants. Parce que la rentabilité financière serait moins au centre de leurs inquiétudes. « La coopérative c’est nous, il serait simple d’avoir des bons prix. (…) Mais dès qu’on passe par des centrales d’achat et la grande distribution, ça complique nos revenus. Il faudrait quelques centimes au kilo pour équilibrer, ce n’est pas insurmontable », explique l’agriculteur.
« On est sur un marché où on arrive pas à valoriser le prix d’achat, face à des pays aux productions énormes et des conditions sociales moindres. Et la fin des quotas a empiré la crise » regrette Stéphane Delmotte, agriculteur biologique. Installé depuis 2015 à Oppy, près d’Arras, le producteur explique que les betteraves nécessitent plus de travail. Mais jusque-là, elles rapportaient plus. Alors qu’aujourd’hui, elles perdent de la valeur. « Le contexte de la crise renforce un système où l’on doit produire plus, c’est la contrepartie d’un prix bas. Il y a une telle charge mentale d’assurer la survie de son exploitation qu’on ne va pas essayer des pratiques différentes », raconte-t-il.
Filière et coopératives ne poussent pas non plus à changer les pratiques, déplore Stéphane. « Le seul moyen de contrer tout cela, c’est de mieux rémunérer les agriculteurs. On est en train de passer à côté, le gouvernement aussi. L’agro-industrie représente une voix conséquente, portée par le syndicat majoritaire [la FNSEA, ndlr] qui est à l’oreille des ministères successifs ».
Travailler avec la biodiversité
Stéphane peut se permettre un rendement moindre grâce au label agriculture biologique qui lui assure un meilleur prix. Mais pas question pour lui de se limiter au cahier des charges du label. Cet « environnementaliste » veut travailler en symbiose avec la biodiversité, pour devenir indépendant des intrants. Sur ses parcelles, on peut apercevoir des rangées d’arbres, de haies ou encore des bandes enherbées.
« Normalement en agriculture, on coupe les arbres pour avoir de la place et produire plus. Mais les surfaces non cultivées, comme celles-ci, représentent un gîte et un abri pour la faune auxiliaire ». La faune auxiliaire, ce sont les espèces qui vont contrer naturellement les parasites. Les coccinelles se nourrissent par exemple de pucerons. « Cela permet aussi de se protéger du vent, de l’érosion, d’apporter de la matière organique pour nourrir le sol… tout cela est une réflexion sur le long terme ».
Engager une réflexion de fond sur le modèle agricole français
Difficile d’éviter des épidémies sans passer par les néonicotinoïdes lorsque sur des parcelles de 50 hectares, il n’y a que de la betterave sucrière. « 90 tonnes à l’hectare c’est simplement pas naturel. Et pour arriver à ces productions, on ajoute encore des intrants et des productions chimiques », affirme Stéphane.
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Depuis 2015, l’agriculteur n’a pas connu d’année normale à cause du réchauffement climatique. « Le problème de la jaunisse est révélateur, mais on ne voit pas les problèmes autour. Les vrais enjeux de la filière à venir seront les fortes sécheresses et les canicules, et avec la pression, cela pousse à traiter chimiquement encore plus ». D’autant plus que la forte arrivée de pucerons, responsables de la jaunisse, s’explique par un hiver très doux.
Mais a-t-on vraiment besoin de tout ce sucre en France ? « Aujourd’hui la grosse partie de la production est dédiée à l’export, aux plats transformés industriels ou encore au bioéthanol » raconte Stéphane. « Le bilan environnemental de tout cela n’est pas bon. Alors oui ça rapporte des sous, mais à peu de monde ».
Un reportage de Lisa Lap. Photo de Une : Lisa Lap.
Musique : Empire seasons – Dan Henig.
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