Au tribunal, le droit de manifester des Gilets Jaunes sur le fil du rasoir

Deux mois après le début du mouvement des Gilets Jaunes, c’est au tribunal qu’une partie des interpellé·e·s découvrent l’univers judiciaire. Les 7, 8, 9 et 10 janvier, des manifestant·e·s, des « pillards », des « casseurs », en gilet jaune ou non, ont dû justifier de leur présence à Paris les jours de mobilisation. Souvent mal préparé·e·s, ils et elles ont fait face à un ministère public toujours à la limite de réprimer la manifestation elle-même, plutôt que des comportements illégaux. Compte-rendu d’audience.

Ce qui est une protection et ce qui ne l’est pas

C’est une tarte à la crème pour les militant·e·s. Seulement Bruno C. n’est pas militant. Il est venu voir la mobilisation des Gilets Jaunes le 1er décembre à Paris avec un ami, et avec un masque de protection “pour la poussière, quand je fais de la disqueuse.” Ce samedi qui va tourner petit à petit à l’insurrection dans les beaux quartiers, Bruno C. voulait s’en servir pour se protéger contre les lacrymogènes. Au fond de son sac, son couteau, de la taille d’un opinel.

Le procureur démarre au quart de tour. Un masque, une paire de lunettes, une lame de 8cm, voilà “l’attirail guerrier” de Bruno C. L’homme d’une trentaine d’années se dandine d’un pied sur l’autre. Le président précise la pensée du procureur. “Des gants par exemple, cela peut servir à se protéger du froid ou d’une brûlure. Cela peut aussi servir à renvoyer des galets de charbon lacrymogène vers les forces de l’ordre. Là, ça devient offensif, vous voyez ?

Yanna L., du haut de son mètre cinquante-six, tente aussi de justifier la bombe aérosol de peinture noire qu’elle avait dans les mains. “Il y a eu une altercation avec mon ami et un groupe de casseurs. J’avais rien, j’avais peur. J’ai ramassé la bombe d’aérosol, et cinq minutes après, j’ai été arrêtée. Je me suis fait attraper par les cheveux, le visage écrasé au sol, j’ai sorti la bombe pour me défendre.” En se défendant, elle projette un peu de peinture noire dans l’œil d’un CRS. Elle écope de cinq mois de prison avec sursis.

Des interpellations pas toujours bien ciblées

Les objets des interpellés ont été mélangés dans le fourgon de police, et les fiches d’interpellations sont stéréotypées,” plaide l’avocat d’Anthony C. Une matraque télescopique s’est glissée dans la poche arrière de son jean. “Elle n’est pas à moi.” Calme, il carre les épaules face au président du tribunal, et ne regarde pas une seconde le procureur sur sa droite qui justifie le travail un peu bâclé des policiers, ce 24 novembre 2018. “Les fiches d’interpellation type ont servi à éponger, si vous me passer l’expression, les 380 gardes à vue.” Les procès verbaux doivent pourtant stipuler avec précision ce qui a servi à motiver le contrôle ou l’interpellation. 

Comment avez-vous été interpellé, monsieur D. ?” Monsieur D. est creusois. Il a gardé la tension musculaire du militaire qu’il a été. “On était à l’acte II. Sur les Champs, on avançait, on reculait, on se faisait gazer. Au bout d’une heure, j’ai perdu mon sang froid.” Avec ses pognes, il ramasse un premier pavé, le lance face aux CRS. “J’ai pas visé, mon bras l’a lancé loin d’eux, même si c’était leur direction. Le deuxième, je l’ai jeté sur un kiosque de pub. Le troisième, je l’ai reposé à mes pieds.

Monsieur D. s’avance alors vers le cordon de gendarmes, seul. “J’ai enlevé mon masque, et je me suis approché d’eux pour leur dire mon histoire. On est une famille de résistants, on a caché des juifs. Je leur ai présenté mes respects, j’ai gardé le respect du grade. Mais que ce qu’ils faisaient eux, je ne le respectais pas, c’était une manière de leur dire, ‘ok les gars, posez vos casques, soyez le peuple.’ Je leur ai tourné le dos, ils me sont tombés dessus.” Le président, sincère et compréhensif : “aussi respectable que soit votre passé, ce n’est pas le lieu, vous ne pensez pas, pour engager une conversation ? Vous ne trouvez pas que vous manifestez une envie un peu… idéale de fraterniser ?” 

En découdre

Vous nous racontez le pays des merveilles monsieur…” Le président cherche maintenant à savoir si, et seulement si les prévenus sont venus “en découdre”. À Anthony K., il concède que la matraque télescopique qu’il a toujours sur lui doit le rassurer. “Vous avez été victime d’une agression il y a plusieurs années, je vois.” Dernier pouce de terrain qu’il concède au jeune chauffeur de bus, venu en gilet jaune réclamer “plus de droits sociaux” le 24 novembre.

Le visage dissimulé, dans un endroit où ça casse, vous envoyez un caillou sur une poubelle, et pas sur les policiers ? Je ne sais pas si beaucoup de représentants du peuple français au nom duquel nous rendons la justice vous croiraient…” Il nie pourtant les faits. Anthony K. a perdu son emploi à la RATP dès le lendemain de sa garde à vue, “parce qu’ils estiment que j’ai nui à l’image de l’entreprise,” dit-il en baissant la tête. Entrer à la RATP, c’était un projet de longue date. Depuis fin novembre, il ne donne plus ses weekends à la Croix-Rouge à marauder pour les sans-abris. “Je suis obligé de faire de l’intérim maintenant.

Il est condamné, une heure plus tard, à 6 mois de prison avec sursis. Quelques minutes avant la décision, pendant la suspension d’audience, le jeune homme a la voix blanche. “J’ai jeté une poignée de cailloux sur une poubelle parce qu’avec les lacrymos, les CRS nous voyaient pas. Je voulais attirer leur attention, ils nous bloquaient l’accès au métro et je voulais juste rentrer chez moi.” Sa vérité, qu’il n’a pas eu le temps de formuler devant le tribunal.

Le droit de manifester ?

Anthony K., Yanna L., Bruno C., et les autres ne pourront plus aller manifester à Paris. Toutes les peines prononcées sont assorties d’une interdiction de séjour temporaire dans la capitale. Les prévenu·s habitent tout·e·s la banlieue éloignée, des villes moyennes ou des patelins dans d’autres régions, parfois loin. Paul R. par exemple. Comme 90% des prévenus, il porte des baskets, a un emploi stable, un salaire, un crédit, un casier vierge et une passion dans la vie. Pour Paul, ce sont les abeilles. Le président est préoccupé. “Vous avez une solution contre le frelon asiatique ? Là, on n’aura bientôt plus de miel…”

Comme les autres prévenus, Paul R. est accusé du délit de “groupement en vue de préparer des violences volontaires ou des destructions et dégradations de bien”. Il est pourtant seul sur son strapontin de prévenu. Son avocate renchérit. “L’argument des policiers c’est : ‘tu étais là, tu as bien dû faire quelque chose. Ce n’est évidemment pas suffisant”, du moins pas pour réprimer des comportements violents et/où délictueux.

Pour le simple fait de se trouver sur les Champs-Élysées un 1er décembre 2018, les choses sont parfois moins claires. Face au danger d’un nuage lacrymogène, des “casseurs“”, “et de tout ce que l’on voit lors des journaux télévisés”, le ministère public suggère qu’il eut été bon de s’abstenir de venir, tout simplement. Chacun·e des prévenu·e se voit reprocher d’avoir fait le déplacement “malgré le danger.” Comment comprendre ce “malgré” ? Le président du jour ne cesse de rappeler que manifester est un droit. Le lendemain, un autre magistrat a pris sa place. Lui ne s’embarrasse pas de ce rappel de la loi.

“Vous avez déjà essayé de joindre le bureau de l’aide juridictionnelle ?”

Mardi 8 janvier, nous sommes au deuxième jour du défilé des prévenus interpellés à Paris, lors des samedis de novembre et décembre 2018. Ils ont obtenu un renvoi de leur procès pour préparer leur défense. Pas vraiment suffisant. “Monsieur le juge, j’ai pas compris, on m’a dit de pas venir sur Paris, mais ils sont ici les avocats commis d’office !” David K. n’est pas le seul à n’y rien comprendre.

Sur une dizaine de prévenus, quatre seulement sont conseillés par des avocats. Raphaël Kempf est l’un d’entre eux. “Monsieur le Président, vous avez déjà essayé de joindre le bureau de l’aide juridictionnelle ? Moi oui, et ce n’est pas facile !” N’ayant cure des difficultés des prévenus qui ne connaissent pas le système judiciaire, le président du tribunal prend chaque dossier, sans guère lever les yeux vers les jeunes hommes qui défilent à la barre.

Ceux qui viennent de quartiers populaires sont rapidement expédiés. Accusés d’avoir pillé des magasins où incendié des voitures, ils ne peuvent pas répondre grand-chose à la juge assesseur qui siège aux côtés du président et les coupe sans arrêt. Lorsqu’il y a des preuves, les peines sont lourdes. Lorsqu’il n’y a que les PV d’interpellation et de garde à vue, les sanctions restent fermes.

“Vous ne pouviez pas manifester dans la Marne ?”

Simon F., lui, a un peu plus de temps pour se défendre. En costume gris, il affiche plusieurs diplômes, dont un en écotoxicologie de l’environnement. Lui aussi est apiculteur indépendant, mais cette fois cela n’émeut pas beaucoup le magistrat. La procureure, en revanche, réagit violemment lorsque Simon F. explique avoir emporté dans son sac, son masque contre les produits bio qu’il pulvérise dans ses ruches. Il dit l’avoir porté pour se protéger des lacrymogènes. “Moi aussi je suis propriétaire de ruches monsieur ! vous racontez n’importe quoi !” 

L’argumentaire de la représentante du ministère public devient surréaliste. Il est reporché au jeune homme d’avoir lancé un pavé sur les forces de l’ordre, le 24 novembre, ce qu’il nie. Pas de vidéosurveillance, pas de cailloux dans les poches. “Vous arrivez à Paris après 21 h monsieur. À cette heure, il n’y avait plus de manifestation. Que faisiez-vous là ?” l’interroge la procureure.

Le jeune homme, très calme, explique s’être occupé de ses ruches, puis avoir eu du mal à venir sur Paris, les routes étant bloquées. “Vous ne pouviez pas manifester chez vous, dans l’Aube ?
– J’habite dans la Marne.
– Et il n’y a pas de Gilets Jaunes dans la Marne ? Vous ne pouviez pas manifester là-bas ? Quel besoin aviez-vous de venir sur Paris ?”

Simon F. est si médusé qu’il ne sait pas quoi répondre. Il est finalement reconnu coupable de participation à un groupement en vue de commettre des violences volontaires, et d’avoir lancé ledit pavé. Il écope d’une peine de 6 mois de prison, dont 4 avec sursis, malgré un casier vierge. Les deux jours qui suivent, les peines ne sont pas moins lourdes, et les incompréhensions des prévenus moins grandes. Pendant les suspensions d’audience, les prévenus racontent leurs gardes à vue, les coups, “ce flic qui s’est pris en selfie avec moi sur snap alors qu’il venait de me tabasser dans la voiture.” Un sujet dont il n’est pas question lors des audiences.

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