Des livreurs des plateformes Deliveroo, Uber Eats ou encore Stuart sous-louent leur compte à des personnes migrantes et des mineurs, moyennant finance. Les “dealers de comptes” prélèvent parfois plus de la moitié de ces gains récoltés illégalement. Un trafic qui prend de l’ampleur, où les exploités deviennent à leur tour des exploiteurs.
Louer un compte à un “ami”
À première vue, rien ne les distingue des livreurs à vélo habituels. Même sac fluorescent, un peu plus usé, peut-être. Perchés sur des vélos piqués de rouille, ils ont le téléphone vissé au creux de leur main. Ils attendent des courses qu’ils n’ont pas le droit de faire. Par cette fraîche soirée d’automne sur la place de la République, ces hommes et ces garçons sans-papiers sous-louent un compte Deliveroo, Uber Eats ou Stuart à un “ami” ou un “cousin”.
Ils travaillent à la place d’un autre, en échange d’une commission plutôt rondelette. “Moi je loue son compte à un type pour 100€ par semaine “, explique un de ces livreurs. Son “dealer” lui reversera, en cash, l’argent des courses réalisées. S’il gagne moins de 100€, il aura donc payé pour travailler.
D’autres négocient des commissions, qui vont de 30 à 50% de leurs gains. “Soit tu voles, soit tu travailles, c’est comme ça”, souffle ce gaillard qui vient d’Algérie. Avec deux enfants à nourrir, il n’a pas le choix et vient tout juste de commencer ce métier. “Parfois, c’est difficile car il fait froid. Et aussi à cause du sixième étage sans ascenseur.” Face au Mac Donald, au KFC et au Burger King de la place de la République “on trouve de plus en plus de livreurs qui n’ont pas de papiers”, explique Jean-Daniel Zamor, livreur et président du CLAP, le collectif des livreurs autonomes de Paris, association qui défend les droits des livreurs à vélo.
Ce soir, il peine à échanger avec ses “collègues” de galère. “D’habitude, je discute assez facilement avec eux. Mais là, on sent qu’ils ont peur. Qu’on leur a interdit de parler depuis la publication du reportage de France 2.“ Ce trafic de comptes ne date pourtant pas d’hier. Au printemps dernier déjà, certaines associations s’en inquiétaient, notamment à Nantes, comme l’a révélé un article publié dans Ouest-France. Mais le phénomène touche toutes les villes de France, Paris n’échappant pas à la règle.
Précaires corvéables à merci
Débarqués plus ou moins récemment dans la capitale, certains livreurs parlent à peine français, et errent parfois un peu perdus dans les rues. D’autres abandonnent carrément leurs deux-roues pour prendre le métro. Ils n’ont pas vraiment d’autre choix : ce “boulot” leur permet d’empocher quelques euros qu’ils ne peuvent gagner autrement, faute de papiers. Un vivier de travailleurs muets qui fragilise un peu plus une profession, très précarisée par Deliveroo et les autres plateformes.
“Ces gens ne se plaindront jamais de la baisse des rémunérations des livreurs à vélo”, remarque Jean-Daniel. En octobre, le prix de la course est passé de 5,75 euros la course à 4,80€ à Paris. Pour le CLAP, le travail illégal pose donc un double problème. Il transforme les personnes migrantes en main-d’œuvre corvéable à merci, en concurrence avec d’autres précaires. “Les gars sont capables de travailler seize heures par jour, sept jours sur sept. Vous vous rendez-compte ?” s’alarme Jean-Daniel Zamor.
Quand les exploités deviennent les exploiteurs
Pour trouver un compte, il suffit de faire un tour sur Facebook où les offres pullulent, tout comme les demandes. Un trafic qui commence à se structurer avec la création, début septembre, d’un groupe privé baptisé “Compte Uber Eat – Deliveroo & Stuart a louer – Paris“. Il comptait 345 membres fin octobre.
Nul besoin d’y montrer patte blanche pour l’intégrer et échanger les “bons plans”. Benjamin Renassia, l’administrateur de cette page, assure que cette pratique est légale. “C’est de la sous-traitance. Rien n’est illégal tant que tout est déclaré et qu’on fait des factures. Dans les conditions générales de Deliveroo par exemple, il est précisé que la sous-traitance est autorisée, tant qu’il y a des factures et que tout est déclaré il n’y a aucun problème”.
Un groupe Facebook pour “recruter” des livreurs
Il assure également faire manuellement le tri dans les demandes d’adhésion pour éviter que les mineurs n’intègrent le groupe. Quant aux migrants, c’est plus difficile car “car ce n’est pas marqué sur leur tête”, dit-il. Se dédouanant de toute responsabilité, il renvoie aux auteur.es des annonces. “Il est bien précisé dans le profil du groupe qu’il est interdit de louer à des migrants. C’est donc leur responsabilité et ils risquent la prison ou une amende”. Le travail au noir est un délit passible de peines de prison allant jusqu’à 5 ans d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende*.
Quel est l’intérêt pour un individu qui possède des papiers, et qui peut ouvrir un statut d’auto-entrepreneur quand il le souhaite, de sous-louer un compte au lieu de travailler pour lui-même ? “La simplicité“, assure Benjamin Renassia. Il assure que les délais pour commencer à travailler sur les plateformes sont parfois un peu longs. “Il faut envoyer tous les documents, aller chercher son sac, se faire valider. Il y a une période de transition. Les gens qui s’inscrivent sur ces plateformes ont envie de bosser tout de suite, pas dans deux mois”.
Quant au tarif de la sous-location – entre 30 et 50% des gains – il estime que c’est normal. “Si vous faites des factures, il faut déclarer les sommes et donc déduire 25% de charges. Si vous louez pour 25%, vous ne gagnez rien. Et puis libre aux gens d’accepter ou de refuser les conditions proposées”.
Tolérance zéro des plateformes ?
Contacté par la rédaction, Deliveroo a répondu par mail qu’il appliquait une ” tolérance zéro à l’égard du travail illégal” et confirme que les indépendants peuvent “sous-traiter leur activité s’ils le souhaitent. Il est mentionné clairement et de manière explicite dans leurs contrats de prestations de service que les sous-traitants doivent avoir le droit de travailler sur le territoire et avoir plus de 18 ans”.
Curieux que les plateformes ne repèrent pas d’avantage les comptes suspects, connectés sur des plages horaires considérables, “quand un compte est connecté plus de quinze heures d’affilée, c’est qu’il est utilisé par plusieurs personnes“, assure Jean-Daniel Zamor. Les plateformes ne peuvent donc pas ignorer le phénomène.
Chez Uber Eats, on assure immédiatement désactiver les comptes frauduleux. La plateforme croit que les nouvelles technologies résoudront le problème à l’avenir. “Dans certains pays, il y a déjà un système de reconnaissance faciale qui requiert, à chaque fois qu’un coursier souhaite se connecter à son compte Uber Eats, de prendre une photo de lui-même. Cette photo est ensuite comparée automatiquement à la photo qui a été enregistrée lors de l’inscription. Nous réfléchissons aujourd’hui à mettre en place des fonctionnalités qui pourraient être similaire et en conformité avec le droit européen (RGPD) en France”.
Des “dealers de comptes” peu scrupuleux
En attendant, louer un compte par internet est jeu d’enfant. Il est revanche plus compliqué de rencontrer en personne ceux qui proposent ces comptes. Particulièrement méfiants, il nous a fallu plus d’un mois – et d’innombrables rendez-vous avortés – avant que l’un d’entre eux accepte de nous rencontrer de visu, sur le parvis de la gare de Lyon.
Le jeune homme vit dans la banlieue sud-ouest de Paris livre pour Uber Eats. Assez jeune, il n’a rien d’un terrible trafiquant. Il me propose de louer un compte Deliveroo qu’il n’utilisait pas, en échange d’une commission de 30% sur le chiffre d’affaire. L’échange est assez distant, le jeune homme craignant “les journalistes et les gens pas sérieux”. Comble du cynisme, mon sous-loueur m’avertit de certaines pratiques d’autres “concurrents”. “Certains vous louent un compte pour 100 euros la semaine, récupèrent l’argent des courses sans rien vous donner, où bien le déclarent volé. Vous avez alors tout perdu.”
Combien sont-ils à rouler quotidiennement pour un salaire de misère afin de livrer nos burgers, buddha bowl et autres tacos “bien mérités” comme le proclament les publicités qui tapissent les couloirs du métro ? Que risquent aujourd’hui ces “dealers de comptes” ? Pas grand chose, comme en témoigne notre sous-loueur. “Au pire, je serai désactivé de la plateforme”.
Personne ne vérifie le nom ou le visage de son livreur en recevant son burger. A peine lève-t-on un œil sur celui (ou celle) qui aura traversé la moitié de la ville pour livrer un plat encore chaud. “C’est de l’esclavage moderne” conclut Jean-Daniel Zamor, qui continue sans relâche de discuter avec ces invisibles.